S’il faut cependant choisir, notre préférence est tout entière pour les écrivains dont le seul tort est de vouloir satisfaire cette inclination vers le grand et le beau, qui n’est pas seulement un des besoins de la nature humaine, qui en est aussi l’honneur. Les Grecs ont dit, à la louange d’un peintre, que les oiseaux venaient becqueter un de ses tableaux où des raisins étaient représentés. C’est assurément le triomphe le plus complet que le réalisme puisse souhaiter. J’imagine pourtant que si ce tableau venait à être retrouvé, il nous toucherait médiocrement ; après le premier mouvement de curiosité et un hommage rendu à une imitation si parfaite, il nous laisserait aussi indifférens que tant d’autres tableaux où des objets matériels sont reproduits avec une fidélité et un talent d’exécution remarquables. Qui pourrait au contraire voir la Source de M. Ingres et n’en pas garder un souvenir toujours présent ? Assurément ce n’est pas une fille d’Ève que cette jeune nymphe à la chevelure d’or, dont une main retient à peine l’urne d’où s’échappe un filet d’eau limpide, et qui ne semble pas toucher l’arbre contre lequel elle s’appuie. Quel âge lui donnerez-vous ? Ce n’est pas une jeune fille, et ce n’est pas non plus un enfant. Fortifiez un peu ces membres trop frêles, colorez ces chairs et laissez-y deviner un sang jeune prêt à gonfler ces seins que vous rattacherez plus fermement à la poitrine, mettez une étincelle dans ces yeux, et vous aurez la créature la plus séduisante que puisse rêver le désir ; mais combien vous regretterez aussitôt ces contours délicats et purs, ces chairs d’une finesse transparente, cette grâce virginale, cette fleur d’innocence si chaste en sa pudique nudité, et ce long regard qui vous suit où que vous alliez ! Pour qu’on devine en elle la déesse, il n’est pas même besoin qu’elle fasse un pas. Reprochera qui voudra à l’artiste de n’avoir rien donné d’humain à cette création de son pinceau, il sera absous de tous ceux chez qui la vue de son tableau éveille ce frémissement intérieur que produit la sensation du beau.
Crabbe a vécu assez pour voir sa renommée disparaître dans la gloire des Byron, des Moore, des Wordsworth et des Tennyson. On ne s’explique aujourd’hui la grande réputation de Crabbe et l’accueil fait à ses premiers ouvrages qu’en essayant de lire les poètes anglais du XVIIIe siècle. Après ces longs poèmes didactiques où les descriptions succèdent aux descriptions, où les mêmes comparaisons et les mêmes images reviennent sans cesse avec le même luxe de métaphores, sans que rien tranche jamais sur cette rhétorique savante et sur l’irréprochable élégance de la versification, on comprend quel soulagement, quelle impression de délivrance le public dut éprouver à rencontrer ces petits tableaux rustiques, d’une versification plus sobre et plus ferme, où brillaient du moins quel-