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ment, comme si cette faiblesse ne devait pas s’expier ; on écrit au courant de la plume, et on produit des livres qui ne se soutiennent, comme Silas Marner que par l’agrément des détails, et qui, malgré de belles pages, laissent prise à trop d’objections. Quel est le devoir de la critique en présence de ces œuvres ébauchées, qui ne sont souvent qu’un acheminement à des échecs complets ? Adam Bede a été justement loué ici même, et l’on a pu voir si nous étions disposé à contester un seul des éloges qui ont été accordés à cet heureux début de George Eliot. Nous persistons à regarder l’auteur d’Adam Bede comme l’un des écrivains les mieux doués de l’Angleterre, et les facultés éminentes qu’accusait son premier ouvrage ne nous paraissent pas au fond s’être affaiblies ; seulement nous commençons à craindre qu’elles ne soient entravées et faussées dans leur développement par un fâcheux esprit de système. Ce n’est ni sans hésitation ni sans regret que nous nous montrons rigoureux pour Silas Marner ; mais il n’est pas possible de taire la vérité à qui peut l’entendre avec profit. Lorsqu’un grand écrivain se survit à lui-même, lorsque, malgré le poids des années, il refuse de déposer la plume et enfante des productions indignes de sa renommée, il peut être permis à la critique de garder le silence devant un mal sans remède, pour ne point affliger une illustre vieillesse par d’inutiles sévérités. Faut-il en agir de même envers l’écrivain qui, dans toute la force de l’âge et du talent, ne déchoit que parce qu’il s’abandonne lui-même ? Faut-il absoudre par le silence des fautes volontaires ? Ou, lorsqu’un esprit bien doué, plus jaloux de produire que de bien faire, dissipe prématurément dans les hasards de l’improvisation des facultés précieuses, que le travail féconderait et fortifierait, ne convient-il pas de lui rappeler ce qu’il doit au public et à sa propre gloire ? Cette intervention de la critique n’est-elle pas surtout nécessaire, si un écrivain éminent prête l’appui et l’autorité de son talent à ces fausses doctrines sur la vérité en littérature dont il ressent tout le premier la funeste influence ? Lui montrer que son système, comme les divinités malfaisantes de la Grèce antique, flétrit tout ce qu’il touche, et qu’il ne peut se retrouver vraiment tout entier qu’en devenant infidèle à ses propres théories, n’est-ce pas lui rendre, ainsi qu’au public, un signalé service ? Voilà le devoir que nous avons essayé de remplir vis-à-vis de George Eliot, à cause même de la sympathie que son talent nous inspire : nous aurions été moins sévère, si nous avions eu une idée moins haute de l’auteur d’Adam Bede, et de ce qu’on a le droit d’attendre de sa plume le jour où il consultera les intérêts de sa gloire et brisera les chaînes qu’il s’est forgées.


Cucheval-Clarigny----