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Quoique vengé si promptement, ce premier échec ne laisse pas d’être considérable. Le corps entier de d’Erlon en reste ébranlé et presque désorganisé pour plusieurs heures. Il fallut le reployer derrière les hauteurs de la Belle-Alliance pour le reformer. La seule division de Donzelot se remit assez vite pour marcher à l’attaque de la ferme de la Haie-Sainte. Elle devait y suffire presque seule. Quant au reste du corps, on ne voit pas qu’il ait rien pu entreprendre de décisif jusqu’à la fin de la journée. C’était là sans doute un premier revers : la grande attaque projetée sur la gauche anglaise avait manqué, elle ne fut pas renouvelée; mais ce qui fit de cet échec un vrai malheur, c’est qu’il obligea Napoléon à changer profondément son plan de bataille. Il est donc vrai qu’une simple erreur de tactique peut décider la chute d’un empire[1]!

  1. Aujourd’hui c’est une grande question de savoir quelle put être la cause de la formation insolite, désastreuse du 1er corps. — Ce fut une folie, dit le plus récent et le plus complet écrivain de cette campagne, M. le colonel Charras, avec un accent tout militaire; mais par quel concours de choses, par quel hasard cette folie a-t-elle été possible avec des chefs aussi consommés dans l’art de la guerre que l’étaient les chefs du 1er corps? Le général Jomini répond à cette question que ce fut peut-être la faute de la pénurie de la langue militaire, laquelle n’a qu’un seul mot, division, pour exprimer des choses aussi différentes que le sont une simple compagnie et le rassemblement de quatre ou six régimens. Cette hypothèse explique bien pourquoi chaque colonne se composait d’une division entière; mais elle ne donne aucune raison de cette formation monstrueuse de bataillons massés l’un sur l’autre et déployés sans intervalles sous le feu de l’artillerie.
    En y réfléchissant, il me semble qu’on peut en découvrir au moins la cause éloignée ; pour cela, il faut considérer que Napoléon, lorsqu’il renouvela le soir sur le centre l’attaque manquée le matin sur la gauche, disposa lui-même en personne les colonnes d’attaque. Il attachait tant d’importance à cette formation, qu’après plusieurs années il a pris plaisir à la décrire en détail. Cette ordonnance, souvent employée d’ailleurs, était celle-ci : deux bataillons déployés, et sur les ailes deux bataillons en colonnes par division. Cela posé, n’est-il pas probable, n’est-il pas raisonnable de croire qu’il a voulu le matin quelque chose de semblable à la formation qu’il a lui-même dirigée le soir de ses propres mains, et qui, selon lui, réunissait tous les avantages, ceux de l’ordre mince et de l’ordre profond?
    Voilà sans doute ce qu’il a voulu vers deux heures dans l’organisation des colonnes d’attaque du général d’Erlon : une redoute, un bastion vivant, dont les deux flancs pussent au besoin se plier en nombreux carrés prêts à se couvrir de feux et de baïonnettes, s’ils étaient assaillis. Par une méprise quelconque dans la transmission de ses intentions, la moitié seulement aura été exécutée. Les bataillons se seront déployés l’un sur l’autre, sans se rompre sur les ailes. On aura eu ainsi l’ordre profond sur vingt-quatre rangs sans aucun mélange de l’ordre mince : soit précipitation, soit crainte de redemander une explication d’un chef trop redouté, soit confiance aveugle dans la moindre partie de ses ordres, même imparfaitement entendus, car il faut qu’une volonté très haute ait pesé sur l’ordonnance de ces colonnes, ce ne fut pas erreur, hasard, oubli dans la mêlée, mais résolution arrêtée d’avance. Un des chefs de ces bataillons, ayant voulu rompre le sien en colonne d’attaque, suivant la coutume en pareil cas, en fut empêché par ces mots du général Durutte : « Déployez! c’est l’ordre. » Ainsi l’art militaire, comme tous les autres arts, s’altère par son exagération même.