conscrits s’étaient battus comme des anciens, remportant victoire sur victoire, jusqu’à ce que les traîtres se missent de la partie. Tout le monde l’écoutait en silence. Louise, dans les momens de grand danger, au passage des rivières sous le feu de l’ennemi, ou de l’enlèvement d’une batterie à la baïonnette, lui serrait le bras comme pour le défendre. Les yeux de Jean-Claude étincelaient, le docteur demandait chaque fois la position de l’ambulance, Materne et ses garçons allongeaient le cou, leurs grosses mâchoires rousses serrées, et, le vieux vin aidant, l’enthousiasme grandissait de minute en minute : — Ah ! les brigands !… Gare ! gare !…tout n’est pas fini !
En ce moment, Lagarmitte, grave et solennel dans sa grande jaquette de toile grise, son large feutre noir sur les boucles blanches de ses cheveux, et sa longue trompe d’écorce sur l’épaule, parut à l’entrée de la salle, disant : — Ceux de la Sarre arrivent !
Alors toute cette exaltation disparut, et l’on se leva en songeant à la lutte terrible qui bientôt allait s’engager dans la montagne. Louise, jetant ses bras au cou de Gaspard, s’écria : — Gaspard, reste avec nous !…
Il devint tout pâle. — Je suis soldat, dit-il, je m’appelle Gaspard Lefèvre, je t’aime mille fois plus que ma propre vie ; mais un Lefèvre ne connaît que son devoir.
— À la bonne heure, s’écria Hullin, tu viens de parler comme un homme !
Sa mère s’avança d’un air calme pour lui boucler le sac sur les épaules. Elle fit cela les sourcils froncés, les lèvres serrées sous son grand nez crochu, sans pousser un soupir ; mais deux grosses larmes suivaient lentement les rides de ses joues. Ils se donnèrent les embrassades d’adieu avec calme. Hullin tenait le fusil, Catherine agita la main comme pour dire : Va ! va ! c’est assez ! Et lui, tout à coup saisissant son arme, s’éloigna d’un pas ferme et sans tourner la tête. De l’autre côté, ceux de la Sarre, avec leurs pioches et leurs haches, grimpaient à la file le sentier du Valtin. On entendait les voix lointaines des arrivans, qui riaient entre eux et marchaient à la guerre comme on court à la noce.
Tandis que Hullin, à la tête des montagnards, prenait ses mesures pour la défense, le fou Yégof, ce malheureux couronné de fer-blanc, la poitrine ouverte à tous les vents, les pieds nus, insensible au froid comme le reptile dans sa prison de glace, errait de montagne en montagne au milieu des neiges. D’où vient que l’insensé résiste aux atteintes les plus âpres de la température, alors que l’être intelligent y succombe ? Est-ce une concentration plus puissante de la vie, une circulation plus rapide du sang, un état de fièvre continu ? Est-ce l’effet de la surexcitation des sens, ou toute autre cause ignorée ?… Yégof allait donc au hasard, et la nuit venait, le froid redoublait. Le