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renard claquait des dents à la poursuite d’un gibier invisible ; la buse affamée retombait les serres vides sur les broussailles, en jetant un cri de détresse. Quant à lui, son corbeau sur l’épaule, gesticulant, parlant comme en rêve, il marchait, marchait toujours, du Holderloch à Trielfels, de Trielfels au Blutfeld.

Or en cette nuit le vieux pâtre Robin, de la ferme du Bois-de-Chênes, devait être témoin du plus étrange et du plus épouvantable spectacle. Quelques jours auparavant, surpris par les premières neiges au fond du Blutfeld, il avait laissé là sa charrette pour reconduire son troupeau à la ferme ; mais, s’étant aperçu qu’il avait oublié sa peau de mouton dans la guérite ambulante, il s’était mis en route, vers quatre heures du soir, pour aller la chercher.

Le Blutfeld, situé entre le Schnéeberg et le Grosmann, est une gorge étroite bordée de rochers à pic. Un filet d’eau y serpente été comme hiver à l’ombre de hautes broussailles, et dans le fond s’étend un grand pâturage tout parsemé de larges pierres grises. On descend rarement dans ce défilé, car le Blutfeld a quelque chose de sinistre, surtout au clair de lune d’hiver. Les gens instruits du pays, le maître d’école du Dagsberg, celui de Hazlach, disent qu’en cet endroit s’est livrée la grande bataille des Triboques contre les Germains, lesquels voulaient pénétrer dans les Gaules, sous la conduite d’un chef nommé Luitprandt. Ils disent que les Triboques, des cimes d’alentour, précipitant sur leurs ennemis des masses de rochers, les broyèrent là dedans comme dans un mortier, et que de ce grand carnage la gorge a conservé le nom de Blutfeld (champ du sang). On y trouve des pots cassés, des fers de lance rouillés, des morceaux de casques et des épées longues de deux aunes en forme de croix. La nuit, lorsque la lune éclaire ce champ et ces grosses pierres couvertes de neige, lorsque la bise souffle, agitant les buissons glacés comme des cymbales, il semble qu’on entend le grand cri des Germains au moment de la surprise, les pleurs des femmes, le hennissement des chevaux, le roulement immense des chariots dans le défilé, car il paraît que ces gens conduisaient dans leurs voitures couvertes de peaux femmes, enfans, vieillards, et tout ce qu’ils possédaient en or, en argent, en meubles, comme les Allemands qui partent pour l’Amérique. Les Triboques ne se lassèrent point de les massacrer pendant deux jours, et le troisième ils remontèrent au Donon, au Schnéeberg, au Grosmann, au Giromani, au Hengst, leurs larges épaules courbées sous le butin.

Robin n’arriva qu’à la nuit close, au lever de la lune. Le brave homme était descendu cent fois dans le Blutfeld, mais il ne l’avait jamais vu si vivement éclairé par la lune et si morne. De loin, sa charrette blanche, au fond de la gorge, produisait l’effet d’une de ces grosses pierres couvertes de neige, sous lesquelles on avait en-