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terré les Germains. Elle était à l’entrée du défilé, derrière un grand massif de broussailles : le petit torrent murmurait et se répandait en flèches d’eau brillantes comme des glaives.

Arrivé là, le pâtre se mit à chercher la clé du cadenas ; puis, ayant ouvert sa guérite et se traînant sur les mains et les genoux, il retrouva fort heureusement sa casaque, ses ciseaux et même un vieux fer de houlette auquel il ne pensait plus ; mais qu’on juge de sa surprise lorsqu’en se retournant pour sortir, il vit le fou Yégof apparaître au détour du sentier et s’avancer droit à lui sous les vifs rayons de la lune ! Il se rappela tout de suite l’histoire terrible de la cuisine du Bois-de-Chênes, et il eut peur. Ce fut bien autre chose lorsque derrière le fou, à quinze ou vingt pas, débouchèrent à leur tour cinq loups gris, deux grands et trois petits. Ces loups suivaient Yégof pas à pas, et Yégof ne semblait pas les voir. Son corbeau voltigeait, allant de la pleine lumière dans l’ombre des rochers, puis revenant ; les loups, les yeux brillans, leurs naseaux pointus en l’air, flairaient ; Yégof levait son sceptre.

Le pâtre se hâta de fermer la porte de sa guérite ; mais le fou ne le vit pas. Il continua de s’avancer majestueusement. Arrivé au milieu de la gorge, Yégof s’assit sur une pierre, et les cinq loups, tout autour de lui, le nez en l’air, s’assirent dans la neige. Alors, chose vraiment terrible, Yégof, levant son sceptre, leur fit un discours en les appelant par leurs noms. Les loups lui répondaient par des cris lugubres. Or voici ce qu’il leur disait : — Hé ! Child, Bléed, Merweg, et toi, Sirimar, mon vieux, nous voilà donc encore une fois ensemble !… Vous êtes revenus gras… Il y a eu bonne chère en Allemagne, hé ? — Puis, montrant la gorge blanche : — Vous rappelez-vous la grande bataille ?

L’un des loups se mit à hurler lentement d’une voix plaintive et traînante, puis un autre, puis tous les cinq ensemble. Cela dura bien dix minutes. Le corbeau, perché sur la branche desséchée d’un chêne, ne bougeait pas. Robin aurait voulu fuir : il priait, priait, invoquant tous les saints, et surtout son patron, pour lequel les pâtres de la montagne ont la plus grande vénération ; mais les loups hurlaient toujours, et tous les échos du Blutfeld avec eux. À la fin, l’un, le plus vieux, se tut, puis un autre, puis tous, et Yégof reprit : — Oui, oui, c’est une triste histoire. Oh ! regardez. Voici la rivière où coulait notre sang ! C’est égal, Merweg, c’est égal, les autres ont aussi laissé de leurs os dans la bruyère, et la lune a vu durant trois nuits leurs femmes s’arracher les cheveux ! Oh ! la terrible journée ! Oh ! les chiens ont-ils été fiers de leur grande victoire ! Qu’ils soient maudits, maudits !

Yégof avait jeté sa couronne à terre ; il la ramassa en gémissant. Les loups, toujours assis, l’écoutaient comme des personnes atten-