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tions de la chaîne, la rivière s’éloignait en zigzag sous les brumes grisâtres de l’Alsace. À leur gauche montait la cime aride du Donon, semée de rochers et de quelques sapins rabougris. Devant eux se trouvaient la route effondrée, les talus écroulés sur la neige, de grands arbres jetés à la traverse avec toutes leurs branches. La neige fondante laissait paraître la glèbe jaune de loin en loin ; ailleurs elle formait de grosses vagues creusées par la bise.

Les feux éparpillés autour de la métairie, envoyant au ciel leurs bouffées de fumée humide, indiquaient seuls l’emplacement du bivac. Les montagnards étaient assis autour de leurs marmites, le feutre rabattu sur la nuque, le fusil en bandoulière. Dans un de ces groupes, les jambes repliées, le dos arrondi, la pipe aux lèvres, se trouvaient le vieux Materne et ses deux garçons. De temps en temps Louise apparaissait sur le seuil de la ferme, puis elle rentrait se remettre à l’ouvrage. Un grand coq grattait le fumier, chantant d’une voix enrouée ; deux ou trois poules se promenaient le long des broussailles. Tout cela réjouissait l’âme ; mais la grande consolation des partisans était de contempler de magnifiques quartiers de lard aux côtes blanches et rouges embrochés dans des piquets de bois vert, fondant leur graisse goutte à goutte sur la braise, et d’aller remplir leurs cruches à une petite tonne d’eau-de-vie posée sur la charrette de Catherine Lefèvre.

Vers sept heures du matin, un homme se montra subitement entre le grand et le petit Donon ; les sentinelles le découvrirent aussitôt ; il descendait en agitant son feutre. Au bout de quelques minutes, on reconnut Nickel Bentz, l’ancien garde forestier de La Houpe. Tout le camp fut en éveil. On courut avertir Hullin, qui dormait depuis une heure dans la métairie, sur une grande paillasse, côte à côte avec le docteur Lorquin et son chien Pluton. Ils sortirent tous les trois, accompagnés du vieux pâtre Lagarmitte, qu’on avait nommé trompette, et de l’anabaptiste Pelsly, homme grave, les mains enfoncées jusqu’aux coudes dans les poches de sa tunique de laine grise garnie d’agrafes de laiton, un large collier de barbe autour des mâchoires, et la houppe de son bonnet de coton au milieu du dos. Jean-Claude semblait joyeux.

— Eh bien ! Nickel, que se passe-t-il là-bas ? s’écria-t-il.

— Jusqu’à présent, rien de nouveau, maître Jean-Claude ; seulement, du côté de Lutzelstein et de Bitche, on entend gronder comme un orage… Labarbe dit que c’est le canon, car toute la nuit on voyait passer comme des éclairs sur le Burgerwald, et depuis ce matin des nuages gris s’étendent sur l’Alsace.

— Lichtenberg et Lutzelstein sont attaqués, dit Hullin, mais du côté de Phalsbourg ?

— On n’entend rien, répondit Bentz.