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ment des autres grands services publics, la défense militaire, en un pays où elle était presque superflue, fut seule organisée avec un luxe de personnel et de matériel qui absorba la meilleure part des subventions de l’état. La ville de Cayenne, qui en un climat chaud avait tant besoin d’air et d’espace, fut enserrée dans une ceinture de murs et de bastions, de tours et de fossés, qui lui causa plus de mal que n’eussent jamais fait des boulets ennemis, et ne l’empêcha point de tomber, sous l’empire, aux mains des Portugais. En un mot, les colons de la Guyane ne furent ni livrés à eux-mêmes, ce qui eût excité l’esprit d’expédient inné dans la race française, ni appuyés par le gouvernement local ou métropolitain. Ils furent tenus en tutelle sans tuteur : la pire des conditions, parce qu’elle n’impose de responsabilité et n’accorde d’initiative à personne.

Lorsque le duc de Choiseul, ministre sous Louis XV, honteux d’avoir fait perdre à la France le Canada et la Louisiane par le traité de Paris, jeta les yeux sur la Guyane pour y prendre une honorable revanche, il commença par en partager la propriété entre les deux branches de sa famille à titre de fief héréditaire; puis il expédia sur les rives désertes et isolées du Kourou douze ou quinze mille malheureux, divisés en seigneurs, vassaux et prolétaires, sous la conduite d’agens secondaires et inexpérimentés, sans abris pour les personnes ni pour les vivres, sans étude préalable des localités, sans concert avec les autorités de Cayenne : en toutes choses, il porta une imprévoyance et une précipitation qui font de cette entreprise une des plus criminelles folies qui pèsent sur la mémoire du règne de Louis XV. Vingt-cinq ou trente millions furent engloutis dans cet audacieux défi à tout bon sens et à toute morale ; douze mille personnes au moins y périrent misérablement, et un discrédit immérité en rejaillit sur la Guyane.

Il faut arriver au règne de Louis XVI pour découvrir quelques lueurs de sagesse dans le gouvernement de cette malheureuse colonie. Malouet fut chargé d’y aller inaugurer, avec une politique loyalement résolue au bien, les assemblées provinciales par lesquelles Turgot et Necker faisaient, à la même époque, renaître en France les états provinciaux[1]. Sous le nom, trop prétentieux sans doute, d’assemblée nationale, la réunion des députés de la Guyane montra, par de sincères et éclatantes démonstrations, que les colons n’appréciaient pas moins que les habitans de la mère-patrie ce retour à l’ancien droit national. « Jamais, écrit au ministre l’administrateur dans le style naïvement emphatique de l’époque, cette pauvre co-

  1. Voyez les travaux publiés sur ce sujet par M. Léonce de Lavergne dans la Revue du 1er et 15 juillet et du 1er août.