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fortune errante de l’Europe pouvait trouver un asile, et où de vigoureux patriotes travaillaient à former une nation : spectacle tout à la fois amer et instructif pour le fils d’une nation qui périssait! Pour des Américains encore tout chauds d’une guerre d’indépendance, ces fugitifs d’une race vaincue, ces échappés de la terrible Krepost (forteresse) de Pétersbourg avaient le double prestige du patriotisme et du malheur. Kosciusko était un La Fayette de la Pologne. Auprès de lui, Niemcewicz n’était point éclipsé. Accueilli partout, il se lia avec Washington, qui le reçut à Mount-Vernon, avec Adams, avec Jefferson, et c’est pour ce dernier qu’il écrivit, avec un enjouement mêlé de souvenirs douloureux, ce récit de sa captivité qui s’ouvre gaiement par un repas d’amis, la veille de Macieiowice, et qui finit par un tableau burlesque de la mort de Catherine. Niemcewicz fit aussi une autre connaissance en Amérique, celle du prince qui devait être le roi Louis-Philippe. Les deux émigrés se virent quelquefois et se lièrent d’amitié. La couronne du duc exilé ne pesait pas alors dans la balance de la destinée beaucoup plus que la plume de l’écrivain. Niemcewicz parcourut les États-Unis; il alla à Philadelphie, à New-York, à la Nouvelle-Orléans, et il finit par s’établir à Elisabeth-Town. Ses ressources tarissaient bientôt cependant; il se plia fièrement à cette vie nouvelle de pauvreté, ne voulant rien accepter de personne. Il sciait lui-même son bois et lavait son linge, il labourait un petit champ. Il menait ainsi une médiocre existence, lorsque la fortune vint un instant lui sourire : il se maria avec une femme d’une famille riche et honorable, veuve d’un de ses amis. Mme Kean-Livingston; mais il ne voulut rien changer dans sa manière de vivre, et il mît une délicatesse singulière à ne point profiter de la fortune de sa femme. Il comptait déjà cinq ans d’exil; la mort de son père se rappela un moment en Pologne en 1803.

Lorsque Niemcewicz arriva à Varsovie, il ne put voir aux portes de a ville une sentinelle prussienne sans se sentir le cœur serré, sans éprouver le tourment secret du patriote qui revient dans son pays livré à l’étranger. Il passa une année à arranger ses affaires; il alla voir ses amis les Czartoriski. Simple écrivain, il aurait pu jouir du succès de ses œuvres, éditées par son ancien compagnon Thadée Mostowski; mais il brûlait en quelque sorte en Pologne. C’est un temps dont il n’aima jamais à parler, et dont il ne se souvenait qu’avec amertume,. Tout le froissait et l’offensait. Il n’avait plus qu’une espérance, et il la plaçait dans un fait bizarre. Par une étrange coïncidence, après tous les remaniemens de la Pologne, le point de division entre tous ces fragmens dispersés d’un peuple s’appelait Niemirow. Le mot lui semblait un emblème; il voulait dire point de paix, — point de paix dans la Pologne partagée! Et puis c’était le