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Quelquefois l’été, pendant la nuit, il se collait aux barreaux de sa fenêtre, et, entrevoyant un coin du firmament, il passait des heures entières à rêver : il songeait à l’Italie, à Florence, à la Pologne déchirée et mutilée, à ses amis et à ses parens, qui ignoraient son sort. Il avait des momens de tristesse, mais son âme ne fléchissait pas. Un jour, le 4 juin 1796, il entendit de sa prison des décharges d’artillerie : il en demanda la cause, et on lui répondit que la grande-duchesse avait « daigné mettre au monde un fils. » Ce fils, c’était celui qui fut l’empereur Nicolas. « Ainsi, disait plus tard Niemcewicz, je n’étais pas encore sorti de ma prison d’alors que déjà s’empressait de naître l’homme qui devait, dans mes vieux jours, me forcer à chercher un tombeau sur une terre étrangère. » Triste et sombre fatalité des choses qui, de ce bruit du canon écouté indifféremment alors par un prisonnier polonais, faisait le signal mystérieux d’une ère plus terrible et lointaine encore pour la Pologne! Cette vie dura deux ans, et ne finit que par la mort de l’impératrice Catherine, frappée au mois de novembre 1796 d’une maladie étrange. Je ne redirai pas tout à fait le récit de Niemcewicz. Rien. n’est assurément plus bouffon que le tableau de cette cour suspendue aux mouvemens convulsifs du ventre de l’impératrice, placée entre une souveraine qui se débat dans l’agonie, mais qui peut se relever encore, et un grand-duc prêt à se jeter sur le sceptre.

Une conversation de soldats apprit cette mort libératrice à Niemcewicz. « Enfin nous aurons un tsar! disait l’un. — Il y a longtemps que cela n’est arrivé, disait l’autre; notre vieille matuszka (petite mère) s’est, je crois, suffisamment divertie. — Plus que suffisamment, reprenait un troisième; chacun son tour. J’espère que maintenant nos prisonniers sortiront. » Paul Ier, le nouveau tsar, se piquait d’une certaine magnanimité et même de justice pour la Pologne, dont il disait volontiers qu’il n’eût jamais souffert le partage. Il ouvrit la prison des Polonais, et il voulut aller lui-même porter cette bonne nouvelle à Kosciusko. Il fit plus : il combla ses captifs de dons et d’amitiés. Il eût voulu retenir Kosciusko et Niemcewicz, à qui il offrit des biens, des domaines; mais Kosciusko souffrait dans son âme patriotique : à peine dégagé de ses liens, quoique malade et affaibli, il avait hâte de fuir cette Russie, où il croyait toujours voir des espions, et, ne pouvant aller vivre dans la Pologne affranchie, il partit pour l’Amérique; Niemcewicz le suivit. Ils quittèrent cette Europe d’où le nom même de la Pologne semblait disparaître, libres et tristes, comblés de présens par l’empereur Paul et gardant l’immortelle blessure.

Cette fois l’émigration était lointaine. L’Amérique n’était point l’Italie, mais c’était une terre libre et hospitalière où déjà plus d’une