Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Macbeth, Iago, ne suivent à la fois qu’une seule trame, et ils y sont absorbés. Fouché n’a pas une trame seule : il en a dix, vingt à la fois ; il y travaille comme un tisserand sur son métier. S’il est surpris, il en ourdit une nouvelle, et c’est là son chef-d’œuvre. Tous sont ou troublés, ou désespérés ; lui seul est inaccessible au deuil. Il est heureux ; il triomphe dans l’universelle ruine.

Mais laissons ce personnage. Aussi bien nous en sommes arrivés à ce point que dans l’histoire il n’est plus convenable de parler de défections, de trahisons. Pour toutes ces choses, nous avons des mots indulgens qui sont le vrai savoir-vivre. Il y a pourtant un inconvénient à cela. On dirait que l’âme humaine est morte, et c’est après tout la pire des catastrophes.


IX. — NAPOLEON A LA MALMAISON.

Dans le même temps, le 25 juin, Napoléon, obéissant à des ordres que l’on décorait encore d’un autre nom, se retirait à la Malmaison. Là, cette solitude, remplie des prospérités du consulat, le réveille comme d’un songe. À peine arrivé, il s’étonne de son isolement. Pour en sortir, il veut faire entendre une fois encore sa voix à l’armée. Dans une première proclamation dictée à la hâte, il oublie qu’il a renoncé à l’empire. Il se plaint, il accuse, il commande, et tout à coup, se souvenant que ce n’est plus le maître qui doit parler, il change de ton : il adjure, il encourage. Ce sont les adieux d’un général à des compagnons d’armes ; mais même sous cette forme, qui ne laisse plus rien paraître de l’ancien empereur, ses paroles ne parviendront pas à ceux auxquels il les adresse. Fouché s’y oppose. Napoléon n’a plus le pouvoir de faire insérer même ses adieux dans le Moniteur ! Il apprend à son tour ce que c’est qu’un cri de l’âme étouffé par une main de police ; comme si cela n’eût pas été nouveau pour lui, il n’en témoigne ni surprise ni douleur.

C’était déjà comme une sorte d’exil, car on ne voyait plus autour de lui que ceux qui avaient résolu de s’expatrier avec lui, s’il le fallait, au-delà de l’Océan ! Et ceux-là, pour la première fois, n’attendaient plus rien des inspirations soudaines de son génie, qui s’abandonnait lui-même. Ils faisaient déjà leurs apprêts de départ ; chacun apportait son avis, comme si l’adversité avait déjà mis entre eux je ne sais quelle égalité. Le duc de Rovigo conseillait de recourir une dernière fois aux armes, le duc de Bassano de se résigner, le duc de Caulaincourt de se hâter d’échapper aux ennemis qui s’approchaient. Même le secrétaire du cabinet, M. Fleury de Chaboulon, apporta son opinion, qui était de s’en remettre aux généraux alliés et de s’offrir en victime, sans essayer de se dérober par la fuite.

Au milieu de tant de contradictions, tantôt défiant, tantôt crédule,