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nécessaire à la vie par le chemin de fer égyptien. Sa rade est occupée par quelques bateaux à vapeur anglais et par les barques de pèlerins de La Mecque. En passant la baie, nous avions traversé cette dernière flottille. Les vaisseaux, construits d’une manière assez primitive, me représentèrent la flotte des Grecs au temps d’Homère. D’un noir vif (vαοι μελαιναι) qui tranche sur le bleu de la baie, le mât court et placé au centre, l’arrière carré et fort élevé, la proue ronde, ils ressemblent à des boules plutôt destinées à rouler qu’à voguer, ce qui n’est pas favorable à la vitesse. Les pèlerins s’y installent en si grand nombre que par le beau temps on fait des lits à l’extérieur. Deux bâtons piqués dans les parois et une natte tendue entre eux forment ce lit, suspendu sur l’abîme. Si la natte crève, le pèlerin tombe à la mer. La maladresse des pilotes et des capitaines est assez notoire ; les navires n’arrivent pas tous à destination. Il est vrai que le chemin de La Mecque est en même temps celui du paradis.

Suez n’offre rien de remarquable. Nous repassâmes la baie. En rentrant au camp, quel ne fut pas notre étonnement de trouver Mourad-Bey plongé dans la douleur ! Il venait d’apprendre la mort de son beau-père, le général Sèves. Nous fûmes tous affligés de la perte de cet ancien soldat de l’empire, qui, sous l’uniforme égyptien, resta digne de la France par sa valeur extraordinaire et son indomptable énergie. Fils d’un meunier de Lyon, marin durant sept ans et blessé à Trafalgar, lieutenant de hussards à Waterloo, Sèves s’était sous la restauration placé parmi les plus intrépides de ces organisateurs européens qui vinrent apporter aux armées orientales le secours de leurs lumières et de leur expérience. Il avait été chargé par Méhémet-Ali de la régénération militaire de l’Égypte. Sa vie fut mise plus d’une fois en péril par l’indiscipline et le fanatisme des hordes qu’il dut transformer en troupes régulières. Son intrépidité, son adresse et sa persévérance triomphèrent de tous les obstacles ; mais ce caractère si énergique ne sut pas résister à la soif de gloire militaire et d’activité qui le dévorait et l’entraîna jusqu’à lui faire embrasser la religion de l’Égypte, devenue sa patrie. Cette abjuration peut s’expliquer néanmoins. Sèves, enfant du XVIIIe siècle, élevé au milieu des horreurs de la révolution française, ne connaissait d’autre culte que celui de l’honneur militaire ; le général Bonaparte, son demi-dieu, n’avait-il pas, à quelques heures du Calvaire, refusé de visiter le tombeau du Christ ? « Jérusalem, disait-il, n’est pas dans ma ligne d’opération. » Dans ses proclamations aux habitans du Caire, n’avait-il pas écrit : « Nous sommes de bons musulmans, nous venons de renverser le pape ? » Sèves n’ayant aucune religion, l’islamisme ne répugnait point à sa conscience. Il était du reste dans les desseins de la Providence qu’un chrétien devenu musulman