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c’est une contrée que l’homme n’a pas encore complètement modifiée à son usage, et qui offre sur les hauteurs les aspects primitifs de la nature sauvage. C’est aussi la patrie des légendes du temps passé. Ici résidaient les chefs des Francs austrasiens, ici était le lieu de chasse préféré des premiers Carlovingiens, et l’un d’eux, le patron des chasseurs, saint Hubert, vit apparaître le cerf miraculeux là même où s’élève aujourd’hui, au centre de l’Ardenne, le bourg qui porte son nom. Partout les mythes des anciens âges évoquent leurs fantômes poétiques, et cent endroits divers sont consacrés par les traditions héroïques de l’époque féodale. On voit creusée dans le roc l’empreinte des quatre fers de l’immortel cheval Bayard, et l’on peut visiter encore les ruines des résidences des fils Aymon et des preux de Charlemagne. Les lutins de ces localités, les nutons, n’ont pas cessé d’habiter les trous ouverts au flanc des rochers et de tourmenter les jeunes paysannes à la tombée de la nuit. Des gates aux cornes d’or, c’est-à-dire des chèvres enchantées, gardent au fond des cavernes des trésors maudits. Parfois aussi une vache blanche, que nul ne connaît et qui s’évanouit soudain, ramène au village le troupeau communal, la herde, qui s’était égaré au bord des précipices. Les rivières et les ruisseaux même ont des allures étranges : les unes s’engouffrent en des grottes profondes ornées de stalactites d’albâtre comme des palais de fées ; les autres disparaissent dans de sombres crevasses, comme s’ils allaient arroser le royaume souterrain des esprits infernaux. Enfin des pierres levées, monumens mystérieux des âges anté-historiques, reportent l’imagination vers les races perdues qui les premières ont habité cette région. Pour le gourmet, qui s’inquiète peu des beautés de la nature et des problèmes de l’histoire, l’Ardenne est le pays des délicatesses gastronomiques : le chevreuil abonde dans les grands bois ; la gelinotte et le coq de bruyère, gibier rare, se trouvent dans les hautes landes ; les écrevisses fourmillent dans les ruisseaux, et la truite bondit dans les eaux froides des torrens. À l’automne, les grives, engraissées dans les vignobles de la Moselle, s’abattent sur les baies de corail du sorbier ; les jambons et les langues de mouton, fumés avec les branches des genêts et des genévriers, ont un goût exquis. Les habitans hospitaliers de cette contrée isolée sont heureux d’offrir aux voyageurs ce qu’ils ont de meilleur ; mais on devine sans peine que l’agriculture n’a pu rencontrer ici un champ favorable à ses travaux. Néanmoins il ne sera pas sans intérêt de voir jusqu’à quel point elle a su vaincre les difficultés que lui opposaient le sol et le climat.

Adossée à cette partie montagneuse et volcanique de la rive gauche du Rhin qu’on appelle l’Eifel, l’Ardenne forme un épais massif