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voulait fuir, ne venait-il pas trop souvent le relancer dans sa retraite, créancier opiniâtre que l’on ne supprime pas en l’évitant ? Bien des fois, on peut le supposer, Murger, baigné dans cette douce et saine atmosphère, heureux de poursuivre son rêve embaumé des fraîches senteurs de l’étable et de la forêt, entendit tout à coup frapper à sa vitre ou vit surgir à sa porte le spectre des jours mauvais : bizarre assemblage de fascinations et d’ironies, grimaçant comme un faux ami, plâtré comme une courtisane, fardé comme un roi de théâtre, importun comme ce terrible arriéré, éternel cauchemar de ces aimables martyrs de la fantaisie et du hasard. Quoi qu’il en soit, après quelques œuvres où l’on sentait l’heureuse action de cette bienfaisante nature à laquelle Murger était allé demander l’apaisement et le repos, le conteur fit un pas de plus et se renouvela presque complètement dans Hélène, le plus remarquable épisode de ses Buveurs d’Eau. Cet épisode nous semble supérieur à tous les autres ouvrages de Murger, parce que, sans abdiquer une seule de ses qualités, tout en laissant à la comédie et à la réalité leur part dans l’excellente figure de Bridoux, il a su s’élever jusqu’à l’idéal le plus émouvant en retraçant les progrès de la passion naissante d’Hélène et d’Antoine et cette promenade sur la falaise, où Antoine, pris de vertige, est sauvé par Hélène, dont l’amour décuple les forces. Cette scène encadrée dans un paysage magnifique, le cri d’Hélène : « N’aie donc pas peur, je te tiens, moi ! » l’inspiration soudaine de cette noble et chaste fille, tutoyant, pour lui donner du courage, l’homme qu’elle connaît depuis trois jours à peine, tout cela peut soutenir la comparaison avec ce que le roman moderne a produit de plus élevé. Là Murger était tout à fait dans le vrai, et, ce qui vaut mieux encore, dans la poésie du vrai.

Dans quelques-uns de ses derniers ouvrages, Henry Murger a’ essayé de faire succéder aux gais et insoucians compagnons de la Vie de Bohème des artistes sérieux, austères, durs à eux-mêmes, élevant jusqu’à l’abnégation et à l’héroïsme le culte de l’art pur et du beau. Cette prétention n’est pas nouvelle ; Balzac, ce maître dangereux qui a égaré tant de disciples, en avait donné l’exemple, notamment dans Un grand Homme de province à Paris. Il nous avait montré, lui aussi, un cénacle où des apôtres, des confesseurs de l’art, de la science et même de la politique, s’imposaient les privations les plus rigoureuses et les plus rudes travaux en vue d’un avenir immense, d’œuvres gigantesques, d’une régénération prochaine de toutes les forces intellectuelles et sociales. Ce qui dans ces groupes se consomme de vertus, d’immolations, de fraternité et de génie est incalculable ; on referait un monde, on peuplerait un siècle supérieur à ceux de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV, rien qu’avec les inventions