Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/714

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et les rêves de ces sublimes inconnus qu’une société pusillanime, un public imbécile, des gouvernemens aveugles refusent d’utiliser. Leur majesté et leur mansuétude font honte à cette foule hébétée qui s’obstine à passer près d’eux sans saluer leur auréole sous leurs couronnes d’épines. Ils sont grands, ils sont sacrés, ils sont saints ; on épuise en leur honneur le vocabulaire de la langue mystique et biblique sans paraître se douter qu’il y a plusieurs sortes d’emphase, et que celle-là dépasse, celle que l’on reproche aux plus ampoulés philistins de la littérature. Ces créations décevantes n’ont pas seulement le tort de faire croire à des types qui n’existent pas ; elles entretiennent et enveniment un perpétuel antagonisme entre une certaine tribu d’écrivains ou d’artistes et les hommes raisonnables : elles rompent la proportion et même le sens des idées contenues autrefois dans les mots d’honnêteté et de probité ; elles consacrent ce grand désordre moral qui réside dans le constant sacrifice du nécessaire au superflu, de la vérité au mensonge, de l’étoffe à la paillette. Approchez de ce petit monde dont les vertus humilient les faiblesses du nôtre, vous y trouverez une somme de mauvaises passions d’autant plus offensives qu’elles s’unissent à des prétentions inouïes et souvent à une incurable impuissance ; vous reculerez devant cette collection de misères assez volumineuse pour déconsidérer l’art et les lettres, s’il était juste de les en rendre solidaires. Des saints qui ne paient pas leurs dettes, des apôtres à genoux devant un écu, des héros qui abritent sous un faux nom leurs méchancetés ou leurs malices, des martyrs de dévouement et de fraternité qui immoleraient leurs frères au plaisir de faire un mot ou d’obtenir un tour de faveur, des puritains, des stoïques dont un dîner enchaîne la verve, dont un souper conquiert les bonnes grâces, voilà ce que cachent ces sanctuaires, voilà ce que l’on est à peu près sûr de rencontrer parmi ces pontifes et ces lévites. Comment s’étonner si de pareilles influences démoralisent le talent en attendant qu’elles le tuent, si cet air vicié s’infiltre dans les organes comme une impalpable poussière et y insinue peu à peu des germes mortels ? Encore si ces modernes bohèmes, dont le titre, tant de fois répété, a trop ressemblé à un brevet d’invention, avaient le mérite ou le piquant de la nouveauté ! Mais il n’en est rien. Murger lui-même, dans la préface de son livre, remarque avec raison que la Bohême est vieille comme le monde, que tous les siècles, toutes les poésies, tous les arts ont eu leurs bohèmes. Il signale Rousseau et d’Alembert ; on peut remonter avec lui beaucoup plus haut, commencer à Homère, passer par Shakspeare et arriver jusqu’à Molière. Ce sont là des noms, des devanciers qui ont de quoi contenter les vanités les plus exigeantes. Seulement il y a une légère différence qu’il est bon de