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prestiges, ce perpétuel contact, ont établi pour bien des gens un bizarre pêle-mêle entre la vie théâtrale et la vie réelle. Nous en connaissons bon nombre qui ne respirent à l’aise que dans cet air factice qu’échauffent les becs de gaz, et nous pourrions citer plusieurs de nos illustres qui sont arrivés à ne plus savoir s’ils sont des hommes ou des personnages, à distinguer difficilement leurs vraies actions et leur vraie pensée de cette représentation où ils se donnent sans cesse en spectacle aux autres et à eux-mêmes. Qu’est-il résulté de cette absorption par le théâtre de tant d’élémens de curiosité, de prospérité et de richesse ? Quiconque sait ou croit savoir tenir une plume est irrésistiblement attiré de ce côté-là ; ces régions opulentes, ces sables aurifères ont d’éblouissans mirages, qui fascinent et magnétisent toutes les imaginations. Faire du théâtre ! tel est le vœu, le rêve, le cri de ralliement de tous les auteurs, jeunes et vieux, et cela sans distinction de vocation et d’aptitude. On a réussi dans le roman, on doit réussir au théâtre ; c’est logique, et l’on a d’autant moins envie d’en douter, que le théâtre rapporte dix fois plus que le roman. Depuis qu’on a vu des pièces médiocres produire dans un hiver plus que le traitement d’un maréchal de France ou d’un ténor, comment ne pas céder à un argument de cette force. Comment s’inquiéter de la différence des genres ? A quoi bon écouter les voix de la prudence et de la critique, qui nous conseillent d’interroger nos forces avant de nous risquer dans une périlleuse tentative ? Le sans dot d’Harpagon fermait la bouche aux contradicteurs, et Harpagon a aujourd’hui une position presque officielle dans la république des lettres.

On l’a dit et l’on ne saurait assez le redire : rien ne se ressemble moins que le roman et le théâtre. Ce ne sont ni les mêmes procédés ni les mêmes moyens de succès. Telle qualité, réclamée par l’un, est exclue par l’autre ; tel défaut, intolérable chez celui-ci, est imperceptible chez celui-là. Dans l’éternel drame des passions humaines, l’un analyse surtout les causes, l’autre montre les effets ; l’un peint l’homme par le dedans, l’autre par le dehors. Le roman vit de nuances et de demi-teintes ; il lui suffit d’une lueur mystérieuse qui éclaire le monde intérieur, et dont les alternatives sont souvent un charme de plus. Il faut au théâtre des lignes arrêtées, des figures nettement découpées sur un fond sans perspective. Il risque rarement de se tromper en supposant que le spectateur, avide de voir agir les personnages, en sait toujours assez sur les mobiles de leurs actions. Chez l’un en un mot, le fait n’intéresse que comme la conséquence du sentiment ; chez l’autre, le sentiment n’émeut qu’à la condition de conduire au fait. Que dire des différences accessoires, des ressources descriptives qui permettent aux imaginations paresseuses de remplacer le mouvement par le paysage, de la faculté