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qu’a le roman de se transporter sans cesse d’un point à un autre, de varier sans fatigue et sans effort le lieu de la scène, de s’arrêter à son gré pour écouter les douces chansons de la fantaisie et de la rêverie, toutes choses qui au théâtre sont impossibles ou font longueur, mot bien plus redoutable que l’impossibilité ? On comprend dès lors dans quelle erreur tombent ceux qui, séduits par des avantages matériels, croient pouvoir impunément passer de l’un de ces genres à l’autre. Que de temps et de talent ils s’exposent à perdre dans ces émigrations imprudentes ! quel triste assemblage de désirs impuissans, de velléités stériles et de déceptions amères doit résulter de ces violences qu’ils exercent sur leurs aptitudes et souvent sur leur originalité littéraire !

Henry Murger était de ceux-là : il n’avait pas le tempérament dramatique, et nous n’en voudrions pour preuves que les qualités les meilleures de ses romans. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il y avait en germe dans les derniers chapitres des Vacances de Camille tout un drame dont il ne paraît pas s’être douté ou soucié, et nous sommes loin de l’en blâmer. Murger était le contraire du faiseur, et il y a du faiseur, quoi qu’on en puisse dire, chez nos auteurs dramatiques les plus applaudis, en dépit de leurs prétentions à réagir contre les ficelles de M. Scribe. Nature fine, nerveuse, indolente, épris de rêverie fantasque, enclin à l’école buissonnière, artiste assez amoureux de son art pour attendre l’inspiration et ne travailler qu’à ses heures, arrivant aisément à cet état de l’imagination qui n’est pas sans charme et qu’on pourrait appeler une voluptueuse impuissance, Murger semblait fait exprès pour ne pas réussir au théâtre, et cependant il n’avait pas été plus épargné que les autres par la contagion théâtrale. On ne le rencontrait pas dans ces derniers temps sans qu’il vous parlât de scenarios, de pièces reçues ou en répétition ; l’on eût dit que les droits d’auteur carillonnaient d’avance à son oreille. Les gens du métier souriaient et vous disaient tout bas que Murger rêvait des pièces, mais n’en écrivait pas, qu’il n’achevait rien, que tous ces fils légers se brouillaient dans ses mains débiles, ne lui laissant que cette prostration douloureuse qui suit un effort stérile. Que de fois nous l’avons vu dans les couloirs des théâtres, les soirs de premières représentations, morne et triste, subissant le supplice de Tantale, songeant à ces ovations prévues qui allaient ouvrir des perspectives dorées aux heureux triomphateurs, et se disant sans doute avec amertume qu’il leur était après tout supérieur par bien des points ! Ce sentiment d’une supériorité relative, combiné avec ce défaut d’aptitude spéciale et aigri par des embarras toujours renaissans, constituait pour Murger un fonds permanent de révolte intérieure qui le dégoûtait du