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même de faire garder ma porte jour et nuit ; j’ai dû, oui, j’ai dû m’armer moi-même. Cette semaine-là, j’ai écrit mon sermon un pistolet sur mon pupitre, un pistolet chargé, voyez-vous, la capsule au piston, prêt à tirer. Et même il y avait une épée nue à la portée de ma main. J’ai fait cela à Boston, en plein XIXe siècle, forcé de le faire pour défendre des innocens, membres de mon église, qu’on voulait envoyer à pire que la mort.

« Vous savez que je n’aime pas à me battre : si je ne suis pas partisan de la non-résistance, il me faudrait de bien graves motifs pour me décider à répandre le sang humain ; mais que vouliez-vous donc que je fisse ? Écoutez. Je suis né dans la petite ville où commença la guerre de l’indépendance. Les mânes des citoyens qui tombèrent les premiers dans cette guerre reposent sous le monument de Lexington, ce monument consacré à la liberté et aux droits du genre humain. On y lit qu’ils sont morts pour la came sacrée de Dieu et du pays. C’est la première inscription que j’aie lue de ma vie. Ces hommes sont mes parens. Ce fut mon grand-père qui le premier tira l’épée lors de la révolution. Lui et mon père étaient au premier feu. Le sang qui a coulé là coule aujourd’hui dans mes veines. Et puis, quand j’écris chez moi, dans ma bibliothèque, d’un côté est la Bible sur laquelle mes pères ont prié matin et soir pendant plus de cent ans ; de l’autre est la carabine que mon grand-père portait à la prise de Québec, dont il se servit avec quelque chaleur à la bataille de Lexington, et encore un trophée de la même guerre, le premier canon pris par les « insurgens, » pris aussi par mon grand-père. Et avec de pareils symboles sous les yeux, en face de pareils souvenirs, quand un de mes paroissiens, quand une femme échappée de l’esclavage, poursuivie par des voleurs, vient se réfugier chez moi, vous voudriez que je lui fermasse ma porte, que je ne la protégeasse pas jusqu’au dernier soupir !…

« Mes frères, je n’ai pas peur des hommes. Il se peut que je les offense. Je me soucie peu de leur haine ou de leur estime. Je ne prends pas grand soin de ma réputation. Je serai peut-être forcé de transgresser des lois humaines ; mais jamais, jamais je n’oserai violer l’éternelle loi de Dieu. Vous m’avez souvent taxé d’incrédulité. Je l’avoue, je diffère largement de vous en théologie ; mais il est un point sur lequel je ne puis m’empêcher d’être très croyant. Je crois en Dieu, le père infini, le père de l’homme blanc et le père aussi de l’esclave de l’homme blanc. Advienne que pourra, je ne saurai jamais violer sa loi. Et vous ? »


Grâce à Parker et à ses amis, les deux fugitifs parvinrent à quitter l’Union et à passer en Angleterre. C’était en 1851, l’année de la grande exposition. On courut les voir au Palais de Cristal. Les États-Unis, qui ne brillèrent guère dans ce concours industriel, purent néanmoins exhiber aux yeux du vieux monde un produit vraiment indigène, un jeune couple humain, deux innocens qui chantaient God save the queen, et tout à la joie d’avoir fait perdre leur piste aux sbires esclavagistes !… C’est ce que Parker ne manqua pas de raconter hautement à ses susceptibles compatriotes de la manière caustique et passionnée propre à son genre d’éloquence.