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droit à lui en lui remettant un brevet d’avancement : « Je vous ai entendu dire il y a un instant que vous serviez depuis trente ans, mais vous avez eu tort de croire que ce fût sans récompense. » — Les faits de ce genre, qui prouvent le bon sens et l’esprit de justice de Farinelli pendant sa haute faveur à la cour d’Espagne, sont nombreux. Tout le monde connaît l’anecdote de ce tailleur de Madrid à qui Farinelli avait commandé un habit de gala et qui demanda en grâce au grand artiste, pour le paiement de sa note, de lui chanter un air. Farinelli, après avoir lutté de générosité avec ce tailleur mélomane, ferma sa porte à clé, se mit au clavecin et déploya devant son unique auditeur toute la magie de son talent. Le tailleur voulut enfin se retirer en exprimant au virtuose son admiration et sa reconnaissance. « Non pas, lui dit Farinelli, je vous ai cédé tout à l’heure, il est juste que vous cédiez à votre tour. » En prononçant ces paroles, l’artiste remit au tailleur une bourse qui contenait le double de la somme fixée par le mémoire.

C’est ainsi que pendant vingt-cinq ans Farinelli vécut à Madrid au sein des honneurs et des richesses. Perdu pour le public de l’Europe, il a consacré son talent merveilleux à distraire la mélancolie de deux pauvres rois d’Espagne, Philippe V et Ferdinand VI. Lorsque Charles de Bourbon quitta le royaume de Naples pour succéder à son frère Ferdinand sous le nom de Charles III, Farinelli fut congédié et reçut l’ordre de quitter l’Espagne. On a tout lieu de croire que la disgrâce du grand virtuose est due à un changement de politique du nouveau roi, qui signa le fameux pacte de famille, auquel il semble que Farinelli s’était toujours opposé, ce qui prouverait évidemment que le sopraniste exerçait une grande influence sur les affaires les plus importantes de l’état. Un autre fait qui vient à l’appui du rôle considérable que Farinelli a joué à la cour d’Espagne, c’est le mot de Marie-Thérèse. Un jour qu’un personnage de sa cour reprochait doucement à l’impératrice d’avoir honoré Mme de Pompadour d’une lettre de sa main, elle répondit en riant : « J’ai bien écrit à Farinelli ! » Charles III, qui après avoir heureusement gouverné le royaume de Naples devint le meilleur roi d’Espagne qui soit sorti de la maison de Bourbon, conserva à Farinelli toutes ses pensions en disant de lui : « Il n’a jamais abusé de la bienveillance de mes prédécesseurs. »

C’est en 1761 que Farinelli quitta l’Espagne et retourna en Italie. Il y avait vingt-sept ans qu’il en était absent, et il avait alors cinquante-six ans. Une partie de ses contemporains n’existaient plus. Farinelli n’eut pas la permission de revoir Naples, sa ville natale, et de s’y fixer, comme il le désirait, ce qui prouve une fois de plus que la politique n’était pas étrangère à sa disgrâce. Il choisit Bologne pour son séjour, cette ville heureuse et savante où il avait reçu une si bonne leçon du sopraniste Bernachi. Farinelli fit construire à une lieue de Bologne un palais somptueux, et c’est là qu’il passa les dernières années de sa vie. Il ne s’en absenta qu’une seule fois pour aller à Rome. Farinelli eut une audience du pape Benoît XIV, à qui il parla avec une certaine importance des richesses qu’il avait acquises et des honneurs qui l’entouraient à Madrid. Le pape Lambertini, qui était un homme d’esprit, lui répondit avec malice : Avete fatta tanta fortuna costà, perche vi avete trovata le gioie che avete perdutò in quà ; ce qui veut dire à peu