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près : « Parmi les richesses que vous avez acquises là-bas, vous n’avez pas trouvé… ce que vous aviez perdu ici. »

Farinelli vécut dans son palais, près de Bologne, en grand seigneur, en homme de goût qui avait fréquenté la haute société de son temps, aimant les arts, surtout celui qui avait fait sa fortune. Ses appartemens, richement meublés, étaient remplis des clavecins les plus rares ; il avait donné à chacun le nom d’un peintre célèbre. L’un de ces clavecins, qui lui avait été offert par la reine d’Espagne, s’appelait le Corrége ; d’autres portaient les noms de Titien et du Guide. Celui qu’il préférait était un clavecin qu’il avait acheté à Florence dans le commencement de sa carrière, et qu’il avait surnommé Raphaël d’Urbino. Une salle de son palais était garnie de tableaux des maîtres de Madrid et de Séville. On y remarquait plusieurs beaux portraits des rois d’Espagne ses protecteurs, et celui du pape Benoît XIV. Au nombre des portraits qu’on avait faits de lui, Farinelli conservait celui qui avait été peint en Angleterre par Amiconi, et dont je possède la gravure. Ami du père Martini, l’un des plus savans musiciens du XVIIIe siècle, à qui il fit cadeau d’une collection de livres rares qu’il avait rapportés d’Espagne, Farinelli recevait dans son palais presque tous les personnages célèbres qui allaient exprès à Bologne pour le visiter. Le docteur Burney, savant anglais à qui nous devons une histoire de la musique, alla voir Farinelli en 1771. Il a consigné dans son voyage en Italie[1] l’entretien qu’il eut avec le célèbre sopraniste. Farinelli regrettait beaucoup le temps heureux de sa faveur à la cour d’Espagne, tout en avouant que les dix premières années qu’il avait passées près du mélancolique Philippe V, en lui chantant tous les jours les mêmes morceaux, avaient été bien dures ; mais il était jeune alors, et on regrette toujours gli anni felici. Voici comment s’exprime le docteur Burney dans le premier volume de l’ouvrage cité : « Ce sera faire un grand plaisir à tous les amateurs de musique, et surtout à ceux qui ont été assez heureux pour entendre Farinelli, que de leur apprendre, que ce grand virtuose vit encore, qu’il jouit d’une bonne santé et de toutes ses facultés. Je l’ai trouvé plus jeune que je ne l’aurais pensé. Il est grand, mince, et se tient à merveille. Il savait déjà que j’avais une lettre pour lui. Il a eu la bonté de me conduire chez le père Martini, dans la bibliothèque duquel j’ai passé une partie de mon temps. Comme je disais que j’avais le plus vif désir de connaître deux hommes aussi célèbres que Farinelli et le père Martini : « Oh ! dit le virtuose en soupirant, ce qu’a fait le père Martini restera,… tandis que le peu de talent que j’ai possédé est déjà oublié ! »

Cette triste réflexion de Farinelli révèle une intelligence éclairée, peu commune chez les artistes, même les plus éminens.’Duclos, qui fit un voyage en Italie en 1767, parle aussi de Farinelli avec considération. « Il y avait alors à Bologne, dit-il, un homme ou plutôt un personnage qui avait joué un grand rôle à la cour d’Espagne : c’était le célèbre castrat Farinelli. Après avoir fait connaître son talent dans les principales villes de l’Europe, il s’était fixé à la cour d’Espagne. Il disait que pendant sa faveur il regrettait sa vie libre et vagabonde,… et que des chaînes, pour être des chaînes d’or, n’en étaient pas moins pesante. Farinelli, qui est riche, tient

  1. The present State of Music in France and Italy.