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de ce qu’on avait pensé depuis cinquante ans. On exprimait des regrets qui n’auraient pu logiquement être calmés que par un bouleversement rétroactif de l’ordre social. On a pu voir en 1848 et jusque dans ces derniers temps des traces du même entraînement réactionnaire ; mais en 1798, en 1800, c’était une erreur ou une confusion d’idées plus naturelle et plus excusable. Un certain besoin de brûler ce qu’on avait adoré s’emparait de Sicambres médiocrement fiers, mais très avides d’humilier leurs ennemis. On voulait à tout prix faire pièce à ceux qui avaient lassé jusqu’à la patience des lâches par leur orgueil, leurs mensonges et leurs excès. La révolution s’était montrée si terriblement puissante qu’on ne redoutait plus qu’elle ; on ne songeait qu’à empêcher le retour de ses violences, et quant à celui des abus qu’elle avait abolis, des maux qu’elle avait supprimés, on ne le regardait ni comme menaçant ni comme possible. Dans la pratique, les mœurs et les besoins que le dernier siècle avait produits subsistaient ; les allures de l’esprit et les habitudes de la vie étaient absolument incompatibles avec l’ancien régime : on ne le craignait donc plus, et on risquait de lui rouvrir la porte, le croyant évanoui pour jamais. Il y a eu quelque chose de cette illusion dans le royalisme très réel de la France en 1814. On en pourrait citer plus d’un exemple, et je n’en connais pas de plus frappant témoignage que celui d’un ouvrage d’esprit qui a toujours joui d’une grande influence et d’une juste renommée : je veux parler du Journal des Débats. Sans doute, en passant par deux ou trois générations, il a suivi le progrès des temps, il a marché avec l’opinion et l’intérêt de la France ; mais il ne faut pas croire que, dans les diverses nuances d’idées qui ont signalé sa longue existence, il ait changé du tout au tout. Il y a plus de soixante ans comme aujourd’hui, il était inspiré par des hommes qui n’aimaient point l’absolutisme en soi, qui n’auraient pas supporté la domination du privilège, l’intolérance religieuse, la toute-puissance d’une cour ou d’une oligarchie ; mais ces mêmes hommes soutenaient alors des thèses et conseillaient des mesures qui pouvaient aboutir à toutes ces choses, tant une faction détestable leur avait rendu odieuse la cause même qui, sans elle, aurait été leur cause. L’esprit de parti entraîne les hommes les plus raisonnables à ces contre-sens, et, que la révolution le sache bien, elle a souvent si mal fait ses affaires qu’elle s’est donné ses amis naturels pour mortels ennemis. Aussi follement exigeante qu’un despote de l’Asie, elle voudrait qu’on l’aimât pour elle-même, quoi qu’elle fît, et, après avoir ruiné et désolé les gens, elle se plaint de n’en être pas adorée ; elle les punit de se souvenir du mal qu’elle leur a fait.

Je ne voudrais donc pas dire qu’elle n’eût pas poussé à bout jusqu’à la