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forte raison de Royer-Collard, et que, dominé par des sentimens très légitimes d’indignation et de mépris, il n’ait pas laissé dériver son esprit à quelques-uns de ces arrêts absolus qui confondent les innocens et les coupables dans une même proscription contre les principes ; je crains que, dans sa vie solitaire de Passy, dans ses épanchemens d’amertume avec Quatremère, il n’eût laissé s’irriter sa raison outre mesuré, et il me semble en trouver une preuve dans un article assez médiocre que M. de Barante à réimprimé, et qui avait, dit-on, paru précisément dans le Journal des Débats. Ce n’est pas même son style, et l’on croirait lire l’abbé de Feletz ; mais enfin, si l’article est de lui, il est un témoignage assez curieux de l’état des esprits et même des grands esprits entre la bataille de Marengo et la bataille de Wagram.

Heureusement c’est vers le même temps qu’il arriva à ce même esprit un vrai bonheur, la meilleure des bonnes fortunes. C’était naturellement un esprit philosophique ; il ne lui manquait que la philosophie. Elle lui vint par un hasard analogue à celui qui fit connaître Descartes au père Malebranche. Il trouva sur les quais un ouvrage de Reid. Sans doute il n’était pas jusque-là étranger aux systèmes métaphysiques. Dans les écoles animées de l’esprit de Port-Royal, où il s’était formé, il devait rester quelque chose de la tradition cartésienne, proscrite par les jésuites. Il avait étudié les mathématiques. Il y a de la philosophie dans Bossuet et même dans Pascal. Comment ne pas savoir quelque chose de Leibnitz et de Locke ? Mais tant qu’on lit les livres de philosophie comme des ouvrages de littérature, on en peut raisonner disertement, on n’est point philosophe. Il faut, pour commencer à l’être, avoir une méthode, étudier la philosophie en elle-même, c’est-à-dire dans les questions qu’elle agite, scientifiquement et non pas littérairement. Reid mit Royer-Collard sur cette voie. Le spectacle des choses du monde, l’expérience de la politique l’avaient jeté dans une double disposition de doute à l’endroit des systèmes abstraits, de foi dans les principes naturels du bon sens et du sens moral. C’est une disposition excellente pour entendre Reid, car c’est celle même où il veut vous mettre et vous laisser. Quoique ses conclusions soient toutes favorables aux croyances pratiques de l’esprit humain, Reid soumet les théories par lesquelles on a cherché à les expliquer à une critique sévère qui n’a été dépassée que par celle de Kant, et une logique un peu déliée établirait entre Kant et lui plus de ressemblance que n’en avouent les Écossais. La philosophie d’Edimbourg avait donc précisément les caractères qui devaient le plus toucher un esprit tel que celui de Royer-Collard, également porté à l’analyse et au dogmatisme, difficile et affirmatif, défiant et tranchant, sceptique