Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/1007

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

foyer ! Chaque âme errante va reprendre son corps dans le tombeau ; les trépassés pullulent, et la lugubre procession défile devant le roi du mal. Ces âmes sont-elles condamnées à un éternel voyage à travers l’espace ? Non, mais l’amour seul peut leur ouvrir les portes interdites du paradis.

Aucun livre géorgien n’a recueilli cette légende, dont j’ai ramassé les lambeaux épars en parcourant les campagnes. Les paysans de Géorgie, accroupis devant l’âtre de leur chaumière, buvant et fumant, se content à la veillée les histoires gaies ou terribles des temps passés. Cette légende a eté sans doute apportée en Géorgie par les Génois, ces chevaliers errans de la civilisation au moyen âge. Les Tcherkesses se souviennent encore aujourd’hui des Iguénoas ou Génois ; ils admirent leurs armes, et quelques-uns d’entre eux en ont reçu en héritage de leurs ancêtres. Il est rare de ne pas voir un Tcherkesse, en passant devant une église ou une chapelle génoise, sauter de son cheval et réciter sa prière musulmane. Quoi qu’il en soit, cette fleur transplantée d’Italie, à laquelle j’ai tâché de garder tous ses parfums, s’est transformée en Orient et revêtue de couleurs particulières et locales.


I


Voyageur curieux, par un soir de novembre,
Dont l’âpreté neigeuse engourdit chaque membre,
J’errais, et mon cheval, qui n’obéissait plus,
M’emportait à travers des chemins inconnus.
Devant moi s’allongeait la sévère étendue,
Et Tiflis avait fui, dans ses brumes perdue.
Sur ma selle persane indolemment bercé,
Je songeais à la France, aux amours du passé,
Lorsque la nuit tomba, lugubre de silence,
Sur trente monts blanchis et sur la plaine immense.
Le cheval écumait et galopait toujours.
Khèta parut enfin avec ses vieilles tours,
Sa grande cathédrale et son pauvre village.
Le cheval traversa la rivière à la nage.
En vain pour l’arrêter je caressais son flanc ;
J’étais las ; mes deux mains étaient teintes de sang ;
Un cri rauque sortit du fond de ma poitrine.
Lui, d’un pied fort et sûr, qui mordait la colline,
Hennissant, ruisselant de sueur, il monta
Sur le vaste plateau qui couronne Khèta,
Et soudain se cabra, comme en un rêve étrange
Se réveille en sursaut un remords qui se venge.