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II


Un grand homme, vêtu comme un ange de gloire,
Dont le vent hérissait la chevelure noire,
Apparut et sauta d’un cheval indompté,
Qui, sans rênes ni selle, allait en liberté.
Il jeta sur le sol son manteau. « Le temps presse,
Cria-t-il d’une voix mâle ; du vin, l’hôtesse,
Chaud comme le soleil, rouge comme le sang !
Que l’on m’apporte à boire en un vase puissant :
Une corne de buffle est pour moi trop petite.
Cours, ma gorge est en feu, femme, et ma soif s’irrite. »
La vieille, qui revint, lui versa jusqu’aux bords
Cette liqueur qui tue et l’homme et le remords.
L’écume ensanglanta la coupe large et pleine ;
Le géant altéré la tarit d’une haleine,
Et s’assit sur le tronc d’un chêne calciné.
La femme dit alors : « Maître, l’heure a sonné.
 — C’est bien ! répondit-il ; attise-moi ces flammes.
Les tombeaux vont s’ouvrir : je viens chercher des âmes ;
Dieu ne les aura pas toutes, j’en veux ma part. »
Un éclair infernal embrasa son regard.

L’on entendit glisser à travers les broussailles
Un bruit confus, semblable au chant des funérailles,
Et des spectres humains, s’avançant deux à deux,
Revêtus d’un drap blanc qui traînait derrière eux,
Se groupèrent en cercle autour de l’âtre en flamme,
Acteurs mystérieux de ce nocturne drame !
La pluie avait jaspé de tons jaunes et verts
Des suaires troués par la rage des vers.
Des spectres étaient nus, morts dans une bataille ;
D’autres avaient des draps trop petits pour leur taille ;
Fiers comme au dernier jour, d’autres portaient encor
De pompeux vêtemens brodés de soie et d’or.
Aux quatre coins du ciel il neigeait ; l’âpre bise,
Dispersant les flocons dans la brume indécise,
Fouettait l’ardent foyer comme un feu de l’enfer,
Que la vieille irritait d’une fourche de fer.
Les fantômes, courbés sous leur lourde pensée,
Attendaient leur destin, mornes, tête baissée.

La femme s’éloigna. L’homme, dressant son front,
Où la foudre divine imprima son affront,