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de la poitrine de millions d’hommes résonne alentour. — Les vainqueurs passent en rangs innombrables, — je vois les blanches et lumineuses figures des sœurs et des frères délivrés de l’esclavage ; — l’étincelle de l’immortalité jaillit de leurs fronts. — Quoique sans ailes, ils voguent dans l’air comme s’ils étaient ailés ; quoique sans couronnes, ils brillent comme s’ils étaient couronnés. — Et moi-même j’avance au milieu d’eux et me sens dans une espèce de ciel inconnu, anticipé !


XXI

Et qui le sait ? Peut-être la prophétie de mes songes s’est-elle accomplie déjà au-dessus du tombeau de la Pologne. Et il n’y avait que moi, moi cadavre, qui manquais parmi les ressuscites ! Oh ! à travers ces barreaux et ces murailles qui m’enferment comme les planches du cercueil, mon esprit se fait jour et s’élance au loin, traversant le temps et l’espace. — Oui, je le vois : — là, partout des myriades d’étoiles et de fleurs ; — le monde régénéré célèbre ses fiançailles avec la jeune liberté ! — Sur le sommet des Alpes et les cimes des Carpathes, le ciel resplendit des rayons de la même aurore, — et tous les peuples, unis, confondus, semblent former un seul océan, au-dessus duquel plane l’esprit de Dieu !…


XXII

Un étrange frisson parcourt ma poitrine et tremble dans chacune de mes veines pareil aux vibrations d’une harpe ; les gouttes de mon sang rendent des sons imperceptibles et cependant sonores pour moi. — Je me sens léger, léger comme si je n’avais plus de corps ; — ces lourdes chaînes ne me pèsent plus ; — une atmosphère de béatitude m’enveloppe et remplit tout mon être ; — j’échappe à l’étreinte de l’ennemi pour revenir à l’immortalité. — Et voilà que les parois de mon souterrain deviennent transparentes.


XXIII

Une lucidité magnétique m’a été donnée. — J’aperçois clairement toute la contrée environnante, et ma seconde vue plonge à chaque instant plus au large, plus en avant. — Comme les flots derrière les flots, les espaces se découvrent, les horizons se déroulent l’un après l’autre et disparaissent. — Et par-delà ces nuages lugubres, voici l’azur, — oui, l’azur, — le printemps du côté de l’Occident. — Derrière l’enfer de ces glaces moscovites, voilà la verdure de ma terre natale ! — Là flottent des milliers d’étendards déployés au-dessus de la foule qui s’étend à perte de vue. — C’est une diète comme jadis, assemblée en plein air. — Sur cette vallée immense, comme tous mes frères sont heureux ! comme ils brillent dans la lumière d’or du soleil ! Je les vois, je les touche avec mes regards ;