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tout le temps de se fatiguer, mais qui ne laissaient pas de régler la société, d’y entretenir le droit au-dessous d’eux, d’y souffrir même le progrès ? Certes leurs services n’étaient pas pour rien : ils vendaient cher la paix du roi, ils abusaient de la société en propriétaires absolus, en pasteurs dévorans. Toutefois la question est grave.

Regardez-moi ce portefaix sans idée, ce fat perdu d’égoïsme, deux misères qui ne représentent pas mal notre condition et notre nature. Voilà les souverains qu’on vous propose ! Souverains est le mot, car il ne s’agit plus de les soustraire aux avanies, aux monopoles, aux intolérances d’autrefois : cela est fait. Ces nègres ont été émancipés en 89. Tout autre est le problème actuel, où il est question non plus de ce que mérite l’homme, mais de ce qu’il vaut, non plus des droits dont il est digne, mais des pouvoirs dont il est capable. L’homme ayant été retrouvé et restauré, on se demande s’il faut le créer citoyen, c’est-à-dire souverain, lui donnant sur les pouvoirs publics un droit d’élection et de contrôle par où virtuellement il est leur maître, droit dont il finira par sentir la portée, par apprendre l’usage, par concevoir et revendiquer le profit.

Vous trouvez peut-être qu’il est imprudent de confier à l’homme en cette seule qualité les germes d’une telle puissance, et que, pour lui reconnaître un tel empire sur autrui, il faut d’abord l’avoir élevé au-dessus de lui-même. M. Mill est pleinement de cet avis : éducation universelle d’abord, ensuite suffrage universel. Pour plus de sûreté, non content de cette condition où le nombre se fait intelligence, il en ajoute une autre, celle du suffrage plural, par où l’intelligence se fait nombre. Tel est l’esprit de son livre, telle la solution qu’il confie à l’avenir. Nous avons dit quel est l’esprit d’une autre législation qui a vécu sous nos yeux, qui a fourni une carrière agitée, mais brillante et salutaire : nous n’éprouvons pas autrement le besoin de conclure.

Peut-on amender la démocratie par l’adjonction d’élémens intellectuels, à tel point que la démocratie ne viole pas la justice contre les minorités ? Peut-on amender une aristocratie par le contrôle de l’opinion, à tel point qu’elle ne viole pas la justice contre les majorités ? Telles sont les questions, telle est l’alternative assez délicates qui se trouvent au bout de ces réflexions. Nous laissons à de plus habiles, à de plus affirmatifs, le soin de prononcer et d’opter.


Dupont-White.