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valeur, soit pour la force qu’il prête à ses partisans, n’obtienne un jour ou l’autre audience et justice.

En faisant cette part à l’opinion, nous ne faisons que répéter le dire de M. Mill, qui a traité d’une façon méthodique et complète toute cette matière du gouvernement représentatif. Il fait mieux encore que d’embrasser le sujet, il le domine. Cet esprit est d’une autorité souveraine, d’un calme inaltérable ; dans ce livre comme dans celui de La Liberté, il juge tout sans pitié et sans colère, — les assemblées, qui ne doivent pas toucher de leurs mains brouillonnes les projets de lois élaborés par des mains fortes et savantes, — les religions, sans en excepter le christianisme, qui élèvent le monde, mais eu le fixant au point où elles l’ont élevé, — les masses populaires ou bourgeoises, qu’il traite de médiocrités d’où ne sortira jamais qu’un gouvernement médiocre.

On voit que M. Mill est un excentrique : on le voit à l’indépendance de ses idées comme « à la manière dont il parle des excentriques, les appelant quelque part le sel de la terre. Toute sa complaisance, toute son admiration est pour eux. Qui voudrait l’en blâmer ? Oui, parlez-nous de ces hommes nés debout, que rien ne courbe, ni amis ni ennemis, qui osent être eux-mêmes, qui excellent à dire non, qui regarderaient le soleil en face, qui ont retenu cette fameuse devise d’autrefois, etiam si omnes ego non, des monstres d’orgueil, mais la plus haute taille où parvienne l’humanité. Rare en est l’espèce, si rare qu’elle touche à l’idéal, et que la plus belle note des lyriques, c’est l’apothéose des obstinés. Justum et tenacem, chantait Horace. Quant au Paradis perdu, son héros n’est pas Satan, quoique cet archange ait un assez grand air : c’est le poète lui-même, c’est Mil ton, vieux, pauvre, aveugle, dont les derniers regards ont vu tomber la république, foudroyé, lui aussi, mais inflexible comme tout un pandémonium. — Ce type n’est pas toujours édifiant, mais il n’est pas séduisant non plus. — Je veux dire qu’on peut le vanter sans péril, et que la contagion, que l’outrance n’en est pas à craindre en ce pays d’une sociabilité qui tourne à l’effacement, le premier pays du monde pour penser comme, un écho, qui a sûrement inventé ce proverbe : dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ; sagesse de notre nation plutôt que des nations.

En résumé, la question du système représentatif tel que l’entend M. Mill est celle du gouvernement par les gouvernés. Les hommes sauront-ils s’imposer eux-mêmes la discipline que veut la société ? Peuvent-ils se confier les uns aux autres la conduite de tant de choses qui les intéressent et, pour parler net, la garde de ce qui leur appartient ? Ou bien nous faudra-t-il toujours de ces pouvoirs extérieurs à la société et supérieurs au droit dont le monde a eu