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bien compris qu’il s’agissait de fêter le Derby. C’est en effet une loi traditionnelle du parlement anglais que les membres prennent un jour de congé pour assister aux courses d’Epsom. Ces courses commencent le 28 mai de chaque année, et durent près d’une semaine ; mais le jour des jours est le 29, qui a pris le nom de Derby, parce que cette fête publique fut inaugurée en 1780 par le comte de Derby, grand-père du chef actuel des conservateurs. Pourquoi s’étonnerait-on que le parlement britannique suspende ses séances et renvoie au lendemain les affaires d’état, quand tous les intérêts, avec toute l’attention publique, se trouvent absorbés dans la grande préoccupation du turf ? La guerre d’Amérique, grosse de la question du coton, qui intéresse si fort les fabriques anglaises, a beau être sur le point d’éclater : qui donc y songe ? Une semaine avant l’événement, dans les salons, les tavernes, les omnibus, les wagons de chemins de fer, on n’entend plus qu’un sujet de conversation : Who will be the winner (qui remportera le prix ?) De jour en jour, l’émotion et la curiosité augmentent. La fièvre du Derby (Derby fever) se communique du turf market (marché du turf) à toutes les classes de la société. On parie avec fureur sur des chevaux qu’on n’a jamais vus, et dont quelques-uns ne doivent même pas concourir. Dans certaines rues de Londres, la circulation est interceptée par la foule des hommes qui spéculent sur les courses. Les femmes, que dis-je ? les enfans eux-mêmes n’échappent point à cette maladie, qui est dans l’air. L’écolier qui se rend à la classe du matin avec quelques livres serrés dans une sangle de cuir a peut-être oublié d’étudier sa leçon ; mais demandez-lui les noms des chevaux que soutient sur le marché la faveur publique, il les sait par cœur. Cette fête nationale est ainsi devenue avec le temps une institution qui domine même les affaires d’état, qui exerce la plus grande influence sur les mœurs anglaises, qui déplace chaque année un grand nombre de fortunes par la manie du jeu. Elle devait tout naturellement fixer mon attention. La veille du grand jour, je communiquai donc à un Anglais de mes amis le projet de me rendre le lendemain à Epsom par le chemin de fer. « Gardez-vous-en bien ! s’écria-t-il, vous perdriez en vitesse la moitié du plaisir. On ne fait son Derby en conscience qu’à la condition de prendre la vieille grande route. En chemin de fer, vous n’aurez ni poussière ni émotion ; vous ne serez ni hué par les gamins ni huché et cahoté sur le faîte anguleux d’un omnibus, au risque de vous rompre les os ; en revenant, vous ne recevrez point de poignées de farine dans la figure. Plutôt que de vous voir manquer le spectacle de la route, j’aimerais mieux en vérité que vous n’allassiez point aux courses. » Cet argument me convainquit ; mais la grande difficulté était alors de trouver une voiture, car tout ce que Londres