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pas, c’est moi qui te le dis. — Michel ne comprenait rien à ces étranges paroles ; il crut le mendiant devenu fou. Celui-ci expliqua aussitôt à Michel que, passant à Sarraz quelques mois auparavant, il avait demandé un morceau de pain à Gaspard, qui, non content de le lui refuser, l’avait menacé, en présence de plusieurs personnes, de l’enfermer dans son étable à porcs. Depuis tant d’années qu’il allait de porte en porte, jamais Benoît n’avait éprouvé pareil affront ; il avait juré d’en punir Gaspard. C’était lui qui dérangeait les nasses et qui détruisait les collets du braconnier ; mais il ne se tiendrait pour vengé que s’il parvenait à l’empêcher d’épouser Cyprienne. — Ne sors pas de chez toi tous ces jours-ci, dit-il à Michel en terminant ; tu ne tarderas pas à recevoir de mes nouvelles. — Le jeune homme lui demanda ce qu’il pensait faire ; mais le mendiant refusa absolument de s’expliquer en l’engageant à avoir confiance en lui et en la bonne vierge de la Marghoué, qui ne les abandonnerait pas.

Michel fut tout le jour presque fou de joie. Plus d’une fois il lui arriva de lancer son chapeau en l’air, comme le vieux mendiant, en criant : — Il ne l’aura pas ! — Pendant toute une semaine, il ne s’écarta pas un instant de sa baraque et fut toujours en grande toilette et prêt à partir pour Alaise. Point de Benoît ; fatigué d’attendre, il alla à Refranche. Le branle-ticlets avait ce jour-là son gali sur le dos, et il faisait sa tournée par les villages. Comme Michel revenait, un paysan de Sarraz lui apprit que Gaspard avait annoncé partout son mariage, et que le jour du repas de fiançailles était fixé déjà. Le pauvre garçon fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber. Plus de doute, le mendiant s’était joué de lui, comme Cyprienne, comme le père Urbain, comme le monde tout entier. Il résolut de quitter le pays. Le lendemain matin, il allait sortir pour aller chercher du travail aussi loin que possible d’Alaise, quand s’ouvrit la porte de sa baraque, et le vieux mendiant entra, la figure riante, comme un messager de bonne nouvelle. — Es-tu prêt ? lui dit Benoît ; nous allons dîner chez Cyprienne.

— Elle a donc changé de sentimens ? s’écria le charbonnier, elle ne l’aime donc plus ?

— Je ne t’ai pas dit cela, mon garçon ; mais la sainte Vierge est bien bonne pour ceux qui ont foi en elle, et il peut se passer bien des choses dans un tour de soleil. Allons, dépêche-toi !

— Je vous remercie, père Benoît, mais je n’irai pas.

— Vas-tu faire l’enfant ? Veux-tu qu’elle soit malheureuse toute sa vie avec ce misérable-là ? La sainte Vierge ne te le pardonnerait jamais ! Et le père Urbain qui t’attend comme un sauveur, et qui, ce matin encore, m’a demandé, les larmes aux yeux, de ne pas manquer de t’amener aujourd’hui même chez lui ! Tu le trouveras bien