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et de Kant aient été inutiles, que l’Éthique à Nicomaque, le De Officiis et la Théorie des Sentimens moraux ne soient pas des livres admirables, qui seront médités avec fruit tant qu’il y aura des hommes qui se plairont à connaître l’homme ? Et maintenant, si l’on élève encore son ambition et ses pensées, si l’on vient à chercher au-dessus de la nature et de l’humanité, par-delà le beau et le bien, à cette hauteur où tout moyen d’observation nous manque, où l’analogie nous fait défaut, où le raisonnement lui-même se sent désarmé, quelle est l’essence du principe caché de toute beauté, de toute justice, de tout ordre et de toute existence, qui osera dire qu’un tel problème ait été résolu, et qu’aucun homme soit capable de le résoudre définitivement ? Conclurez-vous que l’existence de Dieu est douteuse, qu’il est à regretter que Pascal et Leibnitz aient passé leur vie à méditer l’énigme des choses, qu’il faut jeter au feu le Phédon, le Discours de la Méthode, le livre des Pensées et les Essais de Théodicée, et qu’un grand progrès sera accompli quand on aura éteint dans les âmes toute ardeur spéculative, toute aspiration désintéressée, toute inquiétude de l’absolu et de l’infini ? Pour nous, convaincu plus que jamais de la nécessité d’entretenir dans les âmes le goût des grandes spéculations, nous ne saurions trop féliciter les esprits généreux qui essaient, comme M. Charles Lévêque, de ressaisir et de résoudre les problèmes éternels, dussent-ils se faire quelque illusion sur la portée de leurs formules.

Assurément M. Charles Lévêque n’a pas défini l’essence du beau. Qu’il se console : il n’est pas le premier qui y ait échoué, il ne sera pas le dernier ; mais il a fait une forte et vaste étude des conditions les plus générales de la beauté en tout genre. Il a tracé un cadre immense où tous les problèmes de l’esthétique sont admirablement classés et coordonnés ; il a jeté dans ces cadres une foule d’observations et d’aperçus de la plus fine psychologie et de la plus solide critique. Cela suffit pour annoncer au public un des talens les plus purs et les plus rares qui soient sortis des jeunes générations, et pour prouver une fois de plus la fécondité vivace de la philosophie spiritualiste. Les épreuves n’ont pas manqué depuis 1848 à cette noble philosophie ; mais elle a deux grands sujets de se consoler : l’impuissance de ses adversaires et la fidélité de ses amis. Elle est toujours la grande mère, magna parens virum. Elle ne fait pas seulement des esprits, elle fait des hommes, des caractères. N’est-ce pas elle qui, il y a cinquante ans, préludait par la voix de Royer-Collard au réveil des intelligences ? Elle a aujourd’hui une mission analogue à remplir. Qu’elle se mette résolument à l’œuvre, qu’elle aide les âmes à sortir d’un engourdissement passager, qu’elle nous rende la foi, la liberté, la vie !


EMILE SAISSET.