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Je m’explique. Dans chaque lecteur, il y a plusieurs hommes qui peuvent se ramener à deux principaux : il y a un homme moral composé de sentimens, de passions, d’instincts, et un homme professionnel en quelque sorte, un artiste, un légiste, un érudit, un historien, un philosophe, un théologien. Cette dualité disparaît forcément lorsque nous ouvrons un poète, et des deux hommes que nous sommes, il ne reste que le plus général, le plus humain, le plus poétique. Je suis légiste ou métaphysicien par exemple, et j’ouvre un Arioste ou un Shakspeare ; je ne compte pas plus que l’homme professionnel qui est en moi sera intéressé par cette lecture que je ne m’aviserais de chercher des émotions poétiques dans la lecture d’un traité de métaphysique et de législation. Je sais d’avance de quelles matières m’entretiendra le poète ; je sais qu’il sollicitera les confessions de ma conscience, qu’il me racontera l’histoire des mœurs de mon cœur, qu’il me révélera les espérances et les mécomptes des âmes sœurs de la mienne, et qu’il éveillera mon aversion ou mon amour pour leurs erreurs ou leurs vertus ; mais je n’attends pas qu’il intéressera directement et spécialement l’artiste, le philosophe ou l’érudit que je suis par habitude, métier ou vocation. Il n’en est pas ainsi de Dante. En même temps que l’homme moral se sent ébranlé en le lisant par des accens aussi terribles que ceux des trompettes qui annonceront le jour du jugement, et doucement ému par des accens plus tristes que ces sons de la cloche du soir qui blessent d’amour le pèlerin novice, l’érudit, l’historien, le théologien, le philosophe, se sentent diversement intéressés par les paroles du poète, et accourent lui demander des renseignemens, des conseils et des lumières.

Quel est l’historien qui oserait étudier l’histoire de l’Italie au moyen âge sans consulter Dante et peser les témoignages qu’il exprime ? La Divine Comédie n’est pas seulement un grand poème, c’est encore une chronique à la fois générale et locale que l’historien ne peut se dispenser d’étudier, soit qu’il s’occupe de l’Europe du moyen âge en général, de l’Italie, ou simplement de Florence. À son tour, le philosophe se sent vivement sollicité par la conception de ce poème. Voilà la vision métaphysique des hommes du moyen âge, leur système du monde, leur explication chrétienne de la nature et de la fin des choses, leurs opinions sur la responsabilité de l’âme, la sanction de la vie, le libre arbitre, la recherche de la vérité et le suprême bien. Puis le théologien se sent irrésistiblement porté à essayer les clés de sa science subtile sur ces tercets sibyllins, fermés, comme des coffrets possesseurs de perles précieuses, à double et triple tour, où Dante a déposé toute la partie ésotérique de ses croyances et de ses doctrines. De même que ce poème contient pour le philosophe