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signe mystérieux qui fait reconnaître les âmes vraiment douées, ce petit talisman de l’esprit et de la nature qui vous avertit devant une œuvre inconnue par un léger frisson et qui vous chuchote le conseil opposé à celui que Virgile donne à Dante : « regarde et ne passe pas, » combien peu les possèdent ! Parmi ces heureux privilégiés de la nature, M. Gustave Doré et M. Breton sont ceux chez qui la flamme innée du talent jette les lueurs les plus vives, ceux dont elle éclaire les œuvres avec le plus d’amour, ceux que dès aujourd’hui elle sacre de ce beau nom d’artiste, qui est conservé à tout jamais à quiconque l’a mérité, ne fût-ce qu’une seule fois, et quelles que soient plus tard les irrégularités, les défaillances et les maladresses du génie.

Abusé par la facilité de M. Doré, qui est vraiment extraordinaire, j’ai très longtemps mal jugé la nature de son talent et mal auguré de son avenir. Le sentiment qu’il m’inspirait était cette espèce d’étonnement qui touche de très près à l’inquiétude. La rapidité avec laquelle il multipliait ses productions, la prodigalité avec laquelle il dépensait sa verve, me surprenaient sans me charmer et me faisaient croire à un talent plus facile que sérieux. En un mot, je ne savais comment le définir ni à quoi m’en tenir sur son compte. Comprenait-il et sentait-il vraiment les beautés diverses des scènes très variées qu’il dessinait, ou cette souplesse résultait-elle seulement d’une certaine habileté à saisir les surfaces des choses ? Je n’aurais pas osé décider la question. Ce qui était bien certain, c’est que ses dessins étaient pleins de mouvement, d’animation, et qu’il n’y en avait pas deux qui se ressemblassent. Ce qui était bien certain encore, c’est qu’il connaissait l’art de composer, d’ordonner une scène, l’art de poser, de grouper, de disperser des personnages de manière à obtenir un effet poétique voulu et à faire naître chez le contemplateur une impression résolue d’avance. L’impression que je ressentais était bien celle que l’artiste avait voulu me faire ressentir ; il n’y avait pas à en douter, car, après examen minutieux, j’étais amené à reconnaître que malgré la facilité dont témoignaient ces dessins, rien n’avait été accordé au hasard, et que tous les détails, malgré leur abondance en apparence trop touffue, concouraient au but principal, qui était de créer avec certitude une sensation déterminée. Toutefois dans cette qualité même je trouvais un défaut, et cette présence évidente de la volonté de l’artiste me fournissait un nouveau thème d’accusation. Je me rappelais que les plus grands artistes sont ceux chez lesquels la volonté a joué le plus faible rôle, que les impressions que nous laissent leurs œuvres sont presque toujours fort différentes de celles qu’ils s’étaient proposé de nous faire éprouver, et que la naïveté et l’abandon étaient bien plus que la volonté les signes des véritables