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moule pas sur l’esprit des modèles avec l’inerte mollesse d’un corps élastique ; elle pénètre en eux avec l’agilité d’une flamme. Elle est souple avec indépendance, fidèle avec verve, obéissante avec finesse, et c’est pourquoi elle réussit si bien à saisir la vie des œuvres. Elle entre dans leur esprit, les fouille et les enlève pour ainsi dire avec elle, semblable à quelque brillant insecte qui s’engage avec emportement dans le calice d’une fleur, s’imprègne avec une douce furie de ses arômes, et en ressort tout chargé de l’âme de la plante, en secouant d’un mouvement brusque et vif ses ailes lourdes de pollen odorant.

La preuve la plus remarquable que M. Doré ait donnée de cette souplesse d’imagination, c’est son illustration encore inédite des Contes de Perrault, sujet moins grand sans doute que l’Enfer de Dante, mais qui permettait à son talent de se déployer plus librement peut-être et à son intelligence de montrer combien de choses elle était capable de comprendre. Un artiste moins intelligent aurait composé toutes les illustrations de ces Contes très divers dans un même esprit et dans une même manière. Le même faire eût été appliqué aux aventures du Petit-Poucet, de Riquet à la Houppe et de la Belle au Bois dormant. Il aurait inventé, j’imagine, un mélange de fantastique et de grotesque qu’il leur aurait imprimé à tous indifféremment, et il leur aurait ainsi donné une unité factice qu’ils n’ont pas. Il les aurait tous meurtris en un mot d’une estampille commune. M. Doré, mieux avisé, n’a pas agi ainsi. Il a très bien vu que Perrault n’était que le père adoptif des charmans récits qui portent son nom, que ces contes étaient pour ainsi dire des orphelins de la tradition de provenance très diverse, et il a restitué à chacun son vrai caractère. Le petit Chaperon-Rouge n’est pas de la même maison que Cendrillon, et le rusé Petit-Poucet n’est pas tout à fait de la famille du Chat-Botté. La Barbe-Bleue est un conte de provenance féodale, et c’est avec raison que ses personnages dans les dessins de M. Doré portent les costumes des grands seigneurs du XVIe siècle. La Belle au Bois dormant est un conte de provenance poétique, chevaleresque et romantique ; le Petit Chaperon-Rouge et le Petit-Poucet sont des récits de la petite bourgeoisie rustique d’autrefois ; Riquet à la Houppe, Cendrillon, le Chat-Botté, par leur mélange de trivialité et de grandeur, de malice vengeresse et d’humanité, indiquent qu’ils sont nés dans le voisinage ou dans la grande domesticité des demeures seigneuriales, dans le monde des filles de chambre, des secrétaires, des intendans, des chapelains, familiers avec, les secrets des grandes maisons, blessés des injustices qui atteignaient parfois leurs favoris, quelque spirituel cadet de famille, quelque fille noble odieusement dédaignée, quelque