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d’une succession d’accords lugubres que Mozart a reproduits textuellement dans son Don Juan. Le peuple, épouvanté de ce qu’il vient d’entendre, s’enfuit précipitamment du temple. Survient alors Alceste, qui s’avance d’un pas chancelant. Décidée à mourir pour sauver les jours d’Admète, elle exprime sa douleur résignée dans un air fort beau :

Non, ce n’est pas un sacrifice,


air qui est à la fois musical et très dramatique. On a blâmé la forme périodique de ce beau morceau, c’est-à-dire la répétition de la première phrase, qui exprime la pensée dominante de cette femme héroïque. Rien pourtant n’est plus conforme aux dispositions d’une âme malheureuse que de revenir incessamment à l’idée qui l’oppresse, et en conservant une coupe de morceau qui avait été inventée avant lui, Gluck est resté fidèle à son principe de vérité. Après un autre récitatif non moins remarquable où Alceste prie les dieux de prendre sa vie pour celle de son époux, après un air du grand-prêtre qui apprend à Alceste que ses vœux sont exaucés, Alceste, restée seule dans le temple, exprime sa joie sinistre dans un air admirable :

Divinités du Styx, ministres de la mort,


dont la première partie surtout est du style le plus grand et le plus pathétique. Toutes les nuances du sentiment qui remplit le cœur de cette noble femme, son dévouement fatal, le bonheur de mourir pour ce qu’on aime, l’exaltation que lui inspire sa destinée glorieuse, tous ces divers mouvemens sont rendus par le musicien avec un art sans pareil et des accens d’une vérité touchante. Ainsi se termine le premier acte d’Alceste, une merveille de pathétique, une page sublime de musique dramatique qui n’a été dépassée par aucun des grands compositeurs venus après Gluck, une intuition profonde du drame de la Grèce comme on n’en trouve dans aucune conception de l’art moderne.

Le deuxième acte se passe tout entier dans le palais d’Admète. Tout y et en joie. Le roi a recouvré la santé, mais il ignore à quel dévouement généreux il doit la conservation de ses jours. Un chœur agréable exprime la joie du peuple. Le roi arrive, et le peuple enchanté recommence à exhaler son bonheur par un chœur plus joli que le premier, — Vivez, aimez… Alceste survient à son tour suivie de ses femmes et portant sur son visage les marques d’une profonde tristesse. Les deux époux se félicitent de se retrouver après avoir échappé à un si grand malheur, et le peuple se fait l’écho de la joie de tous par un chœur plein de grâce, le dernier de cette introduction charmante, qui forme un contraste des plus heureux avec la couleur sombre et pathétique de l’acte précédent. Les airs de ballet ne sont pas des meilleurs, mais la passacaille à trois temps qu’on chante en dansant est délicieuse. Au milieu de ces danses et de ces chants d’allégresse, la pauvre Alceste, qui s’efforce de cacher sa douleur, pousse des soupirs navrans, —