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La scène de Caron, le chœur des esprits infernaux, le chœur souterrain dont on entend les horribles clameurs, forment ensuite un tableau admirable, tout rempli de cette belle horreur que la poésie grecque prêtait au séjour des ombres et de la mort. Hercule entre violemment dans l’enfer, arrache Alceste aux puissances ennemies et la rend à son époux. Un chœur final exprime la joie du peuple à la nouvelle de cet heureux et grand événement.

Telle est cette partition remarquable d’Alceste, le troisième chef-d’œuvre que Gluck a fait représenter en France. Le premier acte est une merveille de sentiment, d’expression pathétique et religieuse qui s’élève presque jusqu’au sublime lyrique de la Bible ; le second, d’une couleur plus tempérée, est empreint de la grâce et de la douce tristesse de la poésie grecque ; le troisième est rempli de terreur, de cet amour de la vie et de la lumière, de cette horreur naïve de la mort et des ombres éternelles qu’on trouve dans l’Odyssée, dans le théâtre de Sophocle et d’Euripide. Ces beautés de premier ordre, le souffle grandiose et l’accent pathétique qui règnent d’un bout à l’autre de cette œuvre étonnante, n’ont pu corriger suffisamment la monotonie qui résulte de la donnée dramatique d’une situation toujours la même, de la persistance des mêmes sentimens et de l’excès de logique absurde qui a empêché Gluck de varier les modes d’expression, les formes de l’art qu’il avait à sa disposition. Des chœurs, des récitatifs et des airs succédant à des récitatifs, des airs et des chœurs pendant trois actes, quelque admirables et sublimes qu’on les suppose, doivent fatiguer à la longue l’auditeur le plus enthousiaste. Tout le monde comprend aujourd’hui que dans la grande scène du second acte entre Alceste et Admète, dans cette lutte d’un dévouement héroïque, il fallait un duo, un duo bien développé, où ces deux êtres chéris que poursuit la destinée mêlassent leur douleur dans un grand gémissement. Et qu’on ne vienne pas m’objecter que le duo, le trio, le quatuor, sont des formes trop savantes pour l’expression vraie des sentimens humains : c’est de la vérité de l’art qu’il s’agit au théâtre, et non pas de la pure vérité de la nature, qui, lorsqu’elle souffre, pleure et gémit, ne chante ni récitatif, ni air, ni duo.

J’ai, déjà dit que Gluck a fait entrer dans la partition française d’Alceste plusieurs morceaux de la partition italienne qui fut gravée à Vienne en 1769. Quelques nouvelles modifications ont été faites dans l’œuvre du maître telle qu’on la représente à l’Opéra. On a rejeté au troisième acte l’air de basse que chante Hercule ; on y a replacé un petit duo insignifiant qui fut supprimé lors de la première représentation en 1776, et M. Berlioz a complété l’admirable monologue d’Alceste : Où fuir ?… où me cacher ? par quelques passages empruntés aussi à la partition italienne. Une note insérée dans le livret constate cette interpolation[1].

  1. On trouvera ces changemens dans la petite partition d’Alceste pour piano et chant que vient de publier l’éditeur, M. Léon Escudier.