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bâtie sur l’emplacement même du temple de Tellus. On aime à voir la papauté écraser ainsi les souvenirs de l’oppression et de la persécution ; mais la papauté du moyen âge, qui éleva la tour des Conti, n’a-t-elle pas à son tour opprimé et persécuté ? Un autre édifice était doublement lié à la destinée de Spurius Cassius, le temple de Cérès, qui, voué par son ancien général Posthumus et bâti au lieu où avait été le vieux sanctuaire pélasgique de Demeter, avait été plus tard consacré par Cassius lui-même.

Quand son père l’eut immolé de ses propres mains à l’avidité patricienne, il fit don du pécule de son fils, — un fils n’avait que son pécule comme un esclave, — à ce même temple de Cérès que Spurius Cassius avait consacré, et, par une féroce ironie, mit au bas de la statue faite avec cet argent, et qu’il dédiait à la déesse : « Don de la famille Cassia. » L’ironie était d’autant plus amère, que l’on vendait comme esclaves auprès du temple de Cérès ceux qui avaient offensé un tribun. Ce temple, mis particulièrement sous la surveillance des édiles et où ils avaient leurs archives, était le temple de la démocratie romaine. Le farouche patricien le choisit pour lui faire adresser par son fils mort au service de la démocratie un dérisoire hommage.

Un fait obscur, mais terrible, achèverait, s’il était certain, de répandre sur ces premières luttes politiques du Forum une tragique horreur. Un tribun nommé Mutius, indigné que ses neuf collègues eussent trempé dans les menées de Spurius Cassius, les aurait fait brûler vivans dans le cirque[1]. Ce serait un épisode bien lugubre de l’histoire de ce grand monument, laquelle du reste est liée à l’histoire romaine tout entière. Les bûchers se seraient allumés de bonne heure à Rome, et celui du champ des Fleurs (rampo di Fiori), sur lequel monta au XVe siècle le philosophe Giordano Bruno, aurait un précédent bien ancien dans ce bûcher politique, qui, au me siècle de Rome, aurait brûlé neuf tribuns.

Bientôt les débats sur la loi agraire furent repris avec fureur, le sénat refusant toujours, les tribuns réclamant toujours, et défendant aux plébéiens de s’enrôler jusqu’à ce que les patriciens eussent tenu parole ; les plébéiens allèrent même jusqu’à abandonner leur général, à rentrer sous la tente et à forcer un consul de les ramener dans Rome, fuyant ainsi devant leurs ennemis du dehors pour que leurs ennemis du dedans ne profitassent pas de leur triomphe.

C’est l’éternel honneur du peuple romain que, dans ces extrémités formidables, personne, patriciens ou plébéiens, n’ait eu l’idée de renoncer à une liberté si turbulente, si périlleuse, qui remplissait

  1. Ce fait très extraordinaire a été nié, et Müller a expliqué la tradition qui le rapportait par une confusion avec neuf tribuns militaires tombés eu combattant les Volsques et brûlés dans le cirque après leur mort.