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un naufrage ; elle a peur que cette lecture ne réveille dans l’esprit de Moses de pénibles souvenirs. Moses découvre le livre et se le fait lire sans paraître découvrir le moindre rapport entre sa propre histoire et celle qu’il entend. Ces deux cerveaux et ces deux cœurs ne battent déjà plus à l’unisson.

Jusqu’ici c’est la nature purement physique qui a dominé l’autre. Moses est l’objet d’une affection qu’il ne pense même pas à rendre. Plus fort, plus courageux, plus hardi, il semble qu’il ait toutes les supériorités sur Mara, et c’est l’admiration qui dicte l’obéissance à celle-ci ; mais les qualités intellectuelles vont prendre leur revanche dans la seconde période de la vie. Le jour où ils sont tous les deux en face d’une leçon à apprendre, il se trouve que Mara comprend plus vite et retient mieux que le brillant Moses. Chaque jour montrera mieux que cette organisation frêle et délicate est pourtant supérieure à la riche et vigoureuse nature du jeune homme, et l’on peut prévoir aisément que l’amour naîtra chez Moses de la découverte de cette supériorité. Nous retomberions par là dans une des thèses favorites de Mme Stovve, l’éminence de l’imagination entre nos facultés et la réhabilitation de ce qu’elle appelle l’élément romanesque de l’âme humaine. Toutes les héroïnes de Mme Stowe sont quelque peu rêveuses par nature, et passent une partie de leur temps à poursuivre un idéal sur lequel elles n’ont pas des notions très précises : par bonheur pour elles, quand elles aventurent leur barque sur la mer de l’infini, elles ont pour lest un bon fonds de sentimens religieux, et elles ne manquent pas d’aborder rapidement au port du mariage. Qu’arriverait-il à ces têtes faciles à échauffer si un mauvais vent leur apportait quelques bouffées de la métaphysique aussi raffinée et beaucoup moins pure à l’aide de laquelle divers auteurs ont battu le mariage en brèche au nom du véritable amour ? Attendons toutefois, pour chercher querelle à Mme Stowe, que son héroïne ait un peu grandi, et qu’elle vogue à pleines voiles sur le fleuve du Tendre.

Mme Stowe a le don du pathétique, elle connaît tous les chemins qui vont au cœur, et elle frappe à coup sûr ; en même temps elle a des accès de franche et communicative gaieté. D’où vient cette alliance de deux talens en apparence opposés, et qui se trouvent réunis plus souvent qu’on ne serait tenté de le croire ? Serait-ce un effet de cette susceptibilité nerveuse que ne manque jamais de développer l’habitude des travaux intellectuels, ou cette même imagination qui, par une surexcitation de la sensibilité, nous fait sympathiser avec des peines de notre invention, nous donnerait-elle également un vif sentiment du ridicule ? Lorsque Mme Stowe, au lieu d’appuyer sur les misères et les douleurs de notre nature, ne fait que les effleurer, celles-ci lui apparaissent sous un aspect plaisant,