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son apparition seule ne suffisait pas pour détruire d’un coup toutes les bonnes dispositions de Lise à mon égard… Cependant ces dispositions existaient-elles réellement ? Je me rappelais le passé. — Et la promenade au bois ? me disais-je. Mais l’expression de son visage dans le miroir ?… Eh bien ! continuais-je, il semblerait néanmoins que la promenade au bois… Mon Dieu ! quel être insipide je fais ! m’é-criai-je enfin à haute voix. C’est ainsi que des pensées inachevées et à demi exprimées renaissaient mille fois en tourbillon uniforme pour bourdonner dans mon cerveau. A. mon retour chez les Ojoguine, j’étais redevenu, je le répète, le même homme susceptible, soupçonneux et guindé que j’avais été dès l’enfance.

Toute la famille était réunie au salon. Besmionkof aussi était assis dans un coin. Tout le monde paraissait de bonne humeur. Ojoguine surtout était rayonnant ; il m’apprit dès la première parole que la veille le prince N… avait passé la soirée chez eux. Lise m’accueillit poliment. « Eh bien ! me dis-je, je comprends maintenant pourquoi vous êtes tous de bonne humeur. » J’avoue que la seconde visite du prince me surprenait. Je ne m’y étais pas attendu. Les gens qui me ressemblent s’attendent à tout au monde, excepté à ce qui doit arriver dans l’ordre naturel des choses. Je me mis à bouder et à prendre l’air d’un homme offensé, mais généreux. Je voulais punir Lise en lui témoignant mon déplaisir, ce qui prouve du reste que je n’avais pas encore perdu tout espoir. On dit qu’il peut être quelquefois utile de tourmenter l’être adoré, quand on est véritablement aimé soi-même ; mais c’était une sottise inouïe dans ma position. Lise ne faisait nulle attention à moi. Seule la vieille Ojoguine fut frappée de mon silence solennel, et s’informa de ma santé d’un air inquiet. Je lui répondis naturellement, mais avec un sourire amer, qu’elle était, Dieu merci, parfaitement bonne. Ojoguine continuait à s’étendre en mille détails au sujet de son hôte ; mais, voyant que je lui répondais de mauvaise grâce, il s’adressa surtout à Besmionkof, qui l’écoutait avec la plus grande attention, lorsqu’un domestique entra pour annoncer le prince N… Le maître de la maison se leva précipitamment pour aller à sa rencontre. Lise, sur laquelle j’avais aussitôt fixé un regard d’aigle, rougit de plaisir et fit un mouvement sur sa chaise. Le prince entra parfumé, gai, caressant…

Comme je ne compose pas mon récit pour le soumettre à un lecteur bienveillant, mais que j’écris simplement pour mon propre plaisir, je puis me dispenser d’avoir recours aux manèges ordinaires de messieurs les romanciers, et dire tout de suite, sans de plus longs détours, que du premier jour Lise s’était éprise du prince, et que le prince était devenu amoureux d’elle, en partie par oisiveté, en partie par l’habitude qu’il avait de tourner la tête aux femmes, mais