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mais bonne, fut d’abord terriblement confuse en me voyant ; mais sa cervelle n’était pas capable de conserver longtemps une seule et même impression : aussi se calma-t-elle bientôt. Je vis enfin Lise… Elle entra dans la chambre. Je m’attendais à trouver en elle une pécheresse confuse et repentante, et j’avais donné d’avance à ma physionomie, son expression la plus aimable et la plus encourageante… Pourquoi mentir ? Je l’aimais sincèrement et soupirais avec ardeur après le bonheur de lui pardonner et de lui tendre la main… Mais jugez de mon inexprimable étonnement lorsqu’elle ne répondit que par un éclat de rire glacé à mon salut significatif ! Elle me dit d’un air négligent : « Ah ! c’est vous ? » et se détourna aussitôt. Il est vrai que son rire me parut forcé, et que dans tous les cas il s’accordait mal avec son visage amaigri.

… Je ne m’étais certes pas attendu à une réception pareille… Je la contemplais avec surprise… Quelle altération dans toute sa personne ! Il n’y avait plus rien de commun entre cette femme et l’enfant des premiers jours. Elle avait pour ainsi dire grandi, sa taille s’était allongée ; tous les traits de sa figure, ses lèvres surtout, avaient pris des contours plus accusés… Le regard était plus profond, plus ferme et plus sombre. Les vieux Ojoguine me retinrent à dîner. Lise se levait, sortait de la chambre, revenait, répondait tranquillement à mes questions, et évitait à dessein de faire attention à moi. Je voyais qu’elle voulait me faire sentir que je n’étais pas même digne de sa colère, quoique j’eusse failli tuer l’homme qu’elle aimait. Je perdis enfin patience, une allusion empoisonnée s’échappa de mes lèvres… Elle tressaillit, me lança un regard rapide, se leva, et, s’approchant de la fenêtre, me dit d’une voix légèrement émue : « Vous pouvez penser tout ce qu’il vous plaira ; mais sachez que j’aime cet homme, que je l’aimerai toujours, et que je ne le considère nullement comme coupable envers moi, au contraire… » Sa voix faiblit, elle s’arrêta, chercha à se vaincre, mais n’y réussit pas, et sortit de la chambre en fondant en larmes. Les vieux Ojoguine perdirent toute contenance ; je leur tendis mes deux mains, poussai un soupir, levai les yeux au ciel et m’enfuis…

Ma faiblesse est trop grande, mon temps trop limité, pour que je puisse décrire avec les mêmes détails la nouvelle phase de pénibles considérations, de fermes desseins et d’autres aménités que fit naître la lutte intérieure à laquelle je fus livré dès la reprise de mes rapports avec les Ojoguine. Je savais, à n’en pas douter, que Lise aimait toujours, qu’elle aimerait longtemps le prince ; mais, en homme dompté par sa propre volonté non moins que par les circonstances extérieures, j’en étais venu à ne plus même attendre son amour. Je souhaitais seulement son amitié ; je désirais obtenir cette