Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/698

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confiance, cette estime que les gens expérimentés ont l’habitude de considérer comme le support le plus assuré du bonheur domestique. Malheureusement je ne tenais pas compte d’un fait assez grave, — la haine que Lise m’avait vouée depuis le jour du duel. Je m’en aperçus trop tard. J’avais recommencé à fréquenter la maison des Ojogtiine comme par le passé. Cyril Matvéitch était celui qui me caressait le plus, j’ai même des raisons de croire qu’il m’aurait donné sa fille avec plaisir, quoique je ne fusse pas un gendre des plus enviables. L’opinion publique s’acharnait contre Lise et contre lui, et me portait au contraire aux nues. Lise ne changeait pas d’attitude à mon égard : elle se taisait la plupart du temps, obéissant quand on l’engageait à manger, ne donnant aucun signe extérieur d’affliction ; mais il était facile de voir qu’elle fondait comme la cire au feu. Il faut rendre justice à Cyril Matvéitch : il la ménageait tant qu’il pouvait. La vieille mère ne faisait que gémir lorsqu’elle regardait sa pauvre enfant. Il y avait un seul être que Lise n’évitait pas, quoiqu’elle ne causât guère avec lui : c’était Besmionkof. Les vieux Ojoguine le recevaient avec une froideur qui ressemblait à de la grossièreté : ils ne pouvaient lui pardonner d’avoir servi de témoin au prince ; mais Besmionkof continuait d’aller chez eux, et semblait ne pas s’apercevoir de leur malveillance. Il était très froid avec moi, — et, chose étrange ! je le craignais presque. Tout cela dura environ quinze jours. À la suite d’une nuit sans sommeil, je m’étais enfin décidé à demander une explication à Lise, à lui découvrir mon cœur, à lui dire que malgré le passé, malgré tous les bavardages, je me sentirais encore heureux, si elle me trouvait digne d’elle et voulait me rendre sa confiance. Je m’imaginais de bonne foi offrir l’exemple du désintéressement le plus sublime, et croyais que la surprise seule suffirait pour l’amener à donner son consentement. Je voulais, dans tous les cas, avoir une explication avec elle, afin de pouvoir sortir enfin de cette incertitude.

Derrière la maison des Ojoguine s’étendait un jardin d’assez grande dimension, terminé par un bois de bouleaux abandonné et touffu. Une ancienne tonnelle dans le goût chinois s’élevait au milieu du bois. Le jardin était séparé d’une impasse par une palissade en pieux. Lise se promenait souvent dans ce jardin pendant des heures entières. Cyril Matvéitch le savait, et avait défendu de la déranger ou de la suivre, disant que son chagrin passerait avec le temps. Si on ne la trouvait pas dans la maison, on n’avait qu’à sonner la cloche du perron à l’heure du dîner pour la faire arriver aussitôt ; elle revenait, le même silence obstiné aux lèvres et dans les yeux, et quelque feuille froissée à la main. Un jour que j’avais remarqué qu’elle n’était pas dans la maison, je fis semblant de partir.