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pour avoir l’air de faire de l’esprit. Ils ont sans cesse devant eux deux modèles, deux sujets, — une société assurément bien entamée et ouverte à tous les vents, mais gardant encore, à la veille de sa ruine, assez d’apparences, de points visibles et tangibles pour que la comédie ou la satire pût s’y prendre, — et le cœur humain, non pas ce cœur humain dont les surfaces miroitent d’un boulevard à l’autre, dont les variations n’ont cours que sur les trottoirs de nos rues, au guichet de la Bourse ou dans les coulisses des théâtres, et restent incompréhensibles au-delà de cette étroite limite, mais le cœur humain tout entier, dans toute sa profondeur et toute son étendue, dans l’infinie variété de ses vices, de ses ridicules et de ses travers.

Aujourd’hui qu’est-ce que le roman satirique, humoristique, moqueur, tel que le pratiquent quelques hommes d’esprit, qui ne tarderont pas à expier leurs succès faciles ? Ce n’est plus un adulte intelligent et robuste, se moquant de ses tuteurs pour se consoler d’être en tutèle et dissimulant sous son rire à trente-deux dents toute l’histoire de ses rancunes, tout le pressentiment de ses destinées : c’est un vieillard impuissant et morose, qui ne veut plus qu’on lui parle de ses croyances parce qu’il ne croit plus, de ses amours parce qu’il ne peut plus aimer, de ses enthousiasmes et de ses songes parce qu’ils se sont enfuis à tire-d’aile, et qui, de guerre lasse, pour se distraire de ses regrets, de son abandon, de ses ennuis, prend le parti de rire à froid et de se railler lui-même sans réussir à donner à ce rire édenté ni une gaieté franche, ni une expansion communicative, ni de sonores échos. Ce n’est pas tout encore : pour amuser des esprits vieillis et désabusés, la comédie et la satire dans leur simplicité première ne suffisent pas toujours ; il faut du paradoxe à haute dose, de l’originalité à outrance, de l’excentricité, de la fantaisie. Or ce vieillard dont nous parlons, parmi ses nombreuses infirmités, en a une dont il sied de tenir compte : il a été et il est encore essentiellement bourgeois. Pour se déclarer tout à fait content, il veut, dans ses caprices de sultan blasé, que le paradoxe, la fantaisie, l’humour, ces exceptions à peine tolérées chez les esprits les plus rares et les plus fins, se fassent bourgeois comme lui, et allument leurs fusées dans un pot-au-feu. De là, dans le roman d’intention satirique, philosophique ou plaisante, des contrastes perpétuels, des dissonances inouïes entre l’étiquette et le fond, l’affiche et la pièce, l’allure du départ et celle de l’arrivée. On voudrait bien être original à tout rompre, excentrique et fantasque à faire pâlir Swift et Henri Heine. On enfourche hardiment l’hippogriffe, et en avant ! En route vers les astres moqueurs, peuplés d’invisibles lutins qui prennent en pitié les. vulgarités de notre planète ! Hélas ! à peine a-t-on fait quelques sauts et quelques courbettes, le cavalier se sent