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REVUE. — CHRONIQUE.

du crime, étaient criblés d’horribles blessures. C’étaient des coups qui semblaient avoir été faits avec la hache d’un boucher. La tête fendue en quatre, les jambes, les bras coupés en plusieurs endroits, ne tenaient plus au tronc que par des lambeaux de chair. Cette fois encore le crime ne put s’expliquer que par la haine générale dont les Européens devaient être l’objet. MM. Decker et Voss étaient des hommes d’un caractère sobre, juste et prudent : personne ne leur connaissait de querelle avec n’importe quel Japonais ; de plus M. Decker était un vieillard qui venait d’arriver seulement au Japon, et qui n’y avait encore noué de relations qu’avec ses consignataires.

MM. Alcock et Harris, les ministres anglais et américain, justement alarmés de cette rapide succession de meurtres, adressèrent des notes énergiques au gouvernement de Yédo. Ils demandaient qu’on prît enfin des mesures efficaces pour prévenir de nouveaux crimes, pour punir les anciens. Le gouvernement japonais ne put ni promettre beaucoup, ni faire grand’chose. Il fit entourer la ville de Yokohama d’un canal et d’une forte balustrade ; il établit des postes de police à toutes les portes et aux endroits les plus fréquentés de la ville ; il organisa des patrouilles qui devaient veiller à la sécurité publique de la ville étrangère depuis le coucher jusqu’au lever du soleil ; il doubla enfin et tripla les gardes qu’il avait mis à la disposition de nos représentais résidant à Yédo, et il pria les membres, des diverses légations de ne plus sortir sans se faire accompagner par des officiers japonais. Depuis plusieurs mois déjà, cette mesure était observée. Aucun étranger n’avait pu mettre les pieds dans les rues de Yédo sans se voir suivi par deux ou plusieurs yacounins à cheval. On avait présumé d’abord que ces hommes n’étaient là que pour espionner tous les actes des étrangers ; mais en réalité leur présence était due à une mesure de précaution adoptée et exécutée à grands frais par ce pauvre gouvernement de Yédo, qui se trouvait si piteusement placé entre la haine de ses plus puissans vassaux et les justes, mais très sévères exigences des ministres étrangers.

Les meurtriers de Voss et de Decker ne furent pas trouvés. Quelques personnes en conclurent que le gouvernement était complice du crime ; les plus sages pensèrent avec raison qu’il n’était qu’impuissant, et qu’il voyait avec terreur naître des complications qui le menaient à sa perte. Un nouveau crime, plus éclatant que tous les précédons, confirma cette opinion. Iko-no-kami, le régent ou gotaïro du Japon, un des princes qui avaient plaidé jadis pour la signature des traités avec les étrangers, fut assassiné le 24 mars 1860, au moment où, assis dans son norimon (grande chaise à porteurs) et entouré d’une nombreuse suite, il franchissait le pont du palais de Yédo pour rendre une visite au jeune empereur. Cet attentat avait été conçu et fut exécuté avec une grande témérité. Dix-huit hommes, couverts de manteaux qui les protégeaient contre une forte pluie, rôdaient autour du pont principal qui conduit au château impérial. Leur présence n’éveilla aucun soupçon, puisqu’on trouve toujours un grand nombre de soldats et d’officiers dans les environs du palais. Au moment où l’imposant cortège du gotairo passa, ces hommes jetèrent leurs manteaux, et, brandissant leurs formidables sabres, ils se ruèrent sur le norimon du régent, tuèrent ou blessèrent les porteurs et ceux qui entouraient immédiatement la chaise, et coupèrent la tête du prince, puis ils s’enfuirent, ayant fait en quelques mi-