Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/776

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
772
REVUE DES DEUX MONDES.

nutes un grand carnage parmi les serviteurs du régent. Ceux-ci, s’étant enfin débarrassés de leurs manteaux, qui les avaient empêchés de se servir de leurs épées, poursuivirent les meurtriers et en arrêtèrent plusieurs. Deux d’entre eux, au moment de se voir atteints, s’ouvrirent le ventre et moururent sur place ; les prisonniers furent conduits en lieu de sûreté, on les jugea plus tard, et on les condamna, dit-on, à un supplice affreux.

La mort du gotaïro semblait avoir apaisé la fureur du parti anti-occidental ; pendant plusieurs mois, tout resta tranquille. Le gouvernement japonais, effrayé de ce qui venait de se passer et concevant de justes appréhensions pour sa propre sécurité, exerça d’ailleurs la plus grande vigilance et suggéra aux ministres étrangers des mesures de précaution qui prouvaient son sincère désir de prévenir de nouveaux malheurs. Il invita M. Alcock, M. Harris et leurs collègues à venir habiter le château impérial, et, sur le refus des ministres d’abandonner leurs résidences, il augmenta encore le nombre des gardes qui y étaient casernés. Les membres des diverses légations vécurent alors à Yédo en plein état de siège ; ils s’entourèrent de précautions comme en temps de guerre et en présence de l’ennemi. On n’osait plus sortir seul, et on ne sortait que bien armé, rarement ou jamais après le coucher du soleil. Une seule personne ne se conformait pas à ces règles, ne prenait aucun souci de ce qui s’était passé, et continuait à vivre au plein gré de son inoffensif bon plaisir : c’était le brave et trop confiant secrétaire de la légation américaine. M. Heusken était Hollandais et était entré au service de M. Townsend-Harris en qualité d’interprète. Il avait vécu pendant une année à Simoda avec le ministre américain et l’avait suivi plus tard à Yédo. Les éminens services qu’il avait rendus successivement à M. Harris, à lord Elgin, à M. le comte d’Eulenbourg, l’avaient mis singulièrement en évidence. M. Harris avait obtenu pour lui le grade de secrétaire de légation ; la reine d’Angleterre lui avait envoyé un cadeau comme preuve de sa royale reconnaissance des services rendus par lui à l’ambassade anglaise au Japon. Tous les honnêtes gens qui connaissaient Heusken l’aimaient et l’estimaient. M. Alcock faisait le plus grand cas de lui ; M. Harris lui donnait sa confiance entière et se reposait sur lui pour les affaires les plus importantes ; les hauts fonctionnaires japonais avec lesquels il se trouvait en contact perpétuel le traitaient avec une prédilection marquée ; ses domestiques lui étaient entièrement dévoués.

Pendant qu’aux légations de Yédo tout le monde vivait dans un état d’alarme et d’excitation, M. Heusken n’avait rien changé au train ordinaire de sa vie. Il allait où bon lui semblait, jour et nuit, à pied et à cheval, sans se préoccuper jamais de la foule qui se pressait souvent autour de lui, ou des hommes armés qu’il rencontrait partout sur son passage. Il ne craignait rien, il ne connaissait que des amis. Si en sortant il se munissait de sa lourde cravache et de son revolver, c’était bien moins pour sa défense personnelle que pour faire plaisir à ses amis, qui l’avaient souvent prié de prendre au moins cette facile mesure de précaution. Le 14 janvier 1861, un de ses domestiques lui dit : « Prenez garde, monsieur Heusken ; ne sortez pas le soir. » Heusken remercia et n’y pensa plus. Cependant le lendemain, au moment de se rendre à un dîner auquel l’ambassadeur de Prusse l’avait invité, le conseil de son serviteur lui revint à la mémoire. Il ordonna à cinq yacounins de monter à cheval