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REVUE. — CHRONIQUE.

pour le suivre, et il partit. Il arriva sain et sauf à l’ambassade prussienne ; il y passa la soirée, et il se retira vers neuf heures. Une heure plus tard, il fut trouvé dans la rue, assez près de l’ambassade prussienne, mourant. Un coup de sabre lui avait ouvert le dos, un autre le ventre ; sa poitrine portait une troisième blessure mortelle. On le transporta chez lui, on lui prodigua les soins les plus empressés, mais tout fut inutile. Il put seulement donner quelques détails sur l’attaque dont il avait été victime. Comme il passait sur un pont dans le voisinage de l’ambassade prussienne, ayant ralenti le pas de son cheval, il avait été soudainement assailli par cinq ou six hommes ; il n’avait pas eu le temps de tirer son revolver qu’il avait déjà reçu les trois coups dont il se mourait. Ses yacounins s’étaient lâchement enfuis, et lui, voyant alors que toute résistance était impossible, avait donné des éperons à son cheval, espérant atteindre la légation américaine ; mais, après avoir fait cinq cents pas environ, ses forces l’avaient abandonné, et il s’était laissé glisser par terre à l’endroit où on l’avait ramassé. C’était tout. Il n’avait reconnu aucun de ses meurtriers, il avait toujours été l’ami des Japonais, et il ne pouvait s’expliquer pourquoi ils l’avaient si cruellement assassiné.

L’enterrement de Heusken fut célébré avec grande pompe. Les ministres et membres des diverses légations étrangères, les consuls de Kanagawa et Yokohama, tous suivirent le cercueil de Heusken. Plusieurs hauts fonctionnaires japonais s’étaient présentés la veille chez les ministres européens et les avaient suppliés de donner moins d’éclat à la cérémonie funèbre. Le gouvernement prétendait avoir découvert une conspiration ; il craignait une attaque armée contre le cortège, et il s’avouait impuissant à protéger dès lors la vie des étrangers. MM. Alcock, d’Eulenbourg et Harris montrèrent une fermeté inébranlable. « On se battrait, s’il le fallait ; mais on rendrait assurément tous les honneurs dus à la dépouille de M. Heusken. » M. le comte d’Eulenbourg fit débarquer cent cinquante de ses soldats, auxquels se joignirent quelques marins anglais et hollandais. Le cortège entier se composait de près de trois cents hommes, tous bien armés et parfaitement décidés à vendre chèrement leur vie. Personne n’osa troubler l’ordre du cortège, et la cérémonie funèbre se passa sans accidens.

La nouvelle de la mort de M. Heusken causa encore plus d’indignation que de terreur. Ces misérables assassins ne respectaient donc rien ? Heusken s’était montré en toute occasion l’ami des Japonais ; sa bienveillance à leur égard était notoire. Hélas ! le pauvre Heusken avait été très coupable aux yeux des patriotes japonais. En sa qualité d’interprète, il avait pris part aux conclusions des traités avec l’Amérique, l’Angleterre et la Prusse. Les Japonais étaient obligés de lui reconnaître beaucoup d’habileté et une connaissance intime de leurs affaires. Il était difficile de le détourner d’une question en litige par des objections futiles, et il était impossible de lasser sa patience extraordinaire. Et un tel homme était au service des ennemis de leur pays ! Il se servait de toute son intelligence, de toutes ses connaissances, au profit de ces étrangers auxquels le Japon était redevable d’immenses malheurs ! Il avait mille fois mérité la mort, et il devait mourir ; mais qui avait prononcé le jugement ? qui en avait ordonné l’exécution ? — Le gouvernement japonais ? Les partisans du prince de Mito, ennemis de ce