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moi-même, dit-elle quelque part, je trouve que j’ai en moi presque autant du sang de mon père que de ma mère. » Quoique douce, quoique promptement rabattue dans l’humilité chrétienne, il y a de l’orgueil dans son fait ; elle a « espéré être un exemple pour les jeunes personnes de son sexe ; » elle est homme pour la fermeté, mais surtout elle a une réflexion d’homme[1]. Quelle attention sur soi ! quelle vigilance ! quelle observation minutieuse et infatigable de sa conduite et de la conduite d’autrui ! Il n’y a pas une action, une parole, un geste volontaire ou non de Lovelace qu’elle ne remarque, n’interprète et ne juge avec la perspicacité et la solidité d’esprit d’un diplomate et d’un moraliste. Il faut lire ces longues conversations où nulle parole n’est lâchée sans calcul, véritables duels renouvelés tous les jours, avec la mort, bien plus avec le déshonneur en face ! Elle le sait, elle n’en est point troublée, elle reste toujours maîtresse de soi, elle ne donne jamais de prise, elle n’a point d’éblouissemens, elle combat pied à pied, sentant que tout le monde est pour lui, que personne n’est pour elle, qu’elle perd du terrain, qu’elle en perdra davantage, qu’elle tombera, qu’elle tombe. Et néanmoins elle ne fléchit pas. Quel changement depuis Shakspeare ! D’où vient cette idée de la femme, si originale et si neuve ? Qui a cuirassé d’héroïsme et de calcul ces innocentes si abandonnées et si tendres ? Le puritanisme devenu laïque. « Elle n’a jamais pu regarder un devoir avec indifférence, » et elle a passé sa vie à regarder ses devoirs[2]. Elle s’est posé des principes, elle en a raisonné, elle les a appliqués aux différentes circonstances de la vie, elle s’est munie sur chaque point de maximes, de distinctions et d’argumens. Elle a planté autour d’elle comme des remparts hérissés et multipliés l’innombrable rangée des préceptes inflexibles. On ne peut plus pénétrer jusqu’à elle qu’en renversant tout son esprit et tout son passé. Voilà sa force et aussi sa faiblesse, car elle est tellement défendue par ses fortifications qu’elle y est prisonnière ; ses principes lui sont un piège, et c’est sa vertu qui la perd. Elle veut garder trop de décorum. Elle refuse d’avoir recours au magistrat, cela ébruiterait des discordes de famille. Elle ne résiste pas en face à son père ; cela serait contre l’humilité filiale. Elle ne chasse pas Solmes violemment et comme un chien qu’il est ; cela serait contre la délicatesse féminine. Elle ne veut pas partir avec miss Howe ; cela pourrait effleurer la réputation de son amie. Elle réprimande Lovelace quand il jure ; une bonne chrétienne doit protester contre le scandale. Elle est raisonneuse et pédante, politique et prêcheuse ; elle ennuie, elle n’est point femme. Madame, quand le feu est dans une

  1. Entre autres choses voyez son testament.
  2. Voyez entres autres, p. 196, VII,, 49e lettre.