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chambre, on en sort pieds nus, et on ne s’amuse point à demander des pantoufles. J’en suis bien fâché, mais j’ajoute bien bas, tout bas (j’espère qu’elle n’en saura rien), que la sublime Clarisse est un petit esprit ; sa vertu ressemble à la piété des dévotes, littérale et scrupuleuse[1]. Elle n’entraîne pas, on lui voit toujours à la main son catéchisme de bienséances ; elle n’invente pas son devoir, elle suit une consigne ; elle n’a pas l’audace des grands partis-pris, elle a plus de conscience et de fermeté que d’enthousiasme et de génie[2]. Voilà l’inconvénient de la morale poussée à bout, quelle que soit l’école, quel que soit le but. À force de régulariser l’homme, on le rétrécit.

Le pauvre Richardson, sans s’en douter, a pris la peine de mettre la chose dans tout son jour, et il a composé sir Charles Grandisson, « le modèle des gentlemen chrétiens. » Je ne sais pas si ce modèle a converti beaucoup de monde. Rien d’insipide comme un héros édifiant. Celui-ci est correct comme un automate ; il passe sa vie à peser des devoirs et à saluer. Quand il va visiter un malade, il s’inquiète de voyager le dimanche ; mais il rassure sa conscience en se disant que c’est pour une œuvre de charité. Croiriez-vous qu’un pareil homme soit amoureux ? Il l’est pourtant, mais à sa manière. Par exemple il écrit à sa fiancée : « Et maintenant, ô la plus aimable et la plus chère des femmes, permettez-moi d’attendre de vous l’honneur d’un mot qui me dira combien de jours de cet ennuyeux mois vous aurez la bonté de réduire. Mon extrême gratitude vous sera pour toujours engagée par cette condescendance, quel que soit ce jour, ce jour précieux pour moi jusqu’à mon dernier soupir, qui me donnera la plus grande bénédiction de ma vie, et confirmera ce que déjà je suis à jamais, votre Charles Grandisson. » Une image de cire ne serait pas plus convenable. Tout est du même goût. Il y a huit carrosses au mariage, chacun de quatre chevaux ; sir Charles est attentif pour les personnes âgées ; à table, les messieurs, une serviette sous le bras, servent chacun une dame ; la fiancée est toujours prête à s’évanouir ; il se jette à ses pieds dans toutes les formes. « Eh bien ! mon amour, par égard pour les meilleurs des parens, reprenez votre présence d’esprit habituelle ; autrement, moi qui vais me glorifier devant mille témoins de recevoir l’honneur de votre main, je serai prêt à regretter d’avoir acquiescé de si grand cœur aux désirs de ces respectables amis qui ont souhaité une célébration publique. » Les révérences commencent, les complimens bourdonnent, l’essaim des convenances voltige comme une bande de petits chérubins amoureux, et leurs ailes dévotes viennent sanctifier

  1. Niceties.
  2. C’est tout le contraire pour les héroïnes de George Sand.