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attendre les jours de caprice, de spleen et de pluie, où à force d’agacement nerveux on est dégoûté de la raison. En effet ses personnages sont aussi déraisonnables que lui-même. Il ne voit en l’homme que la manie, et ce qu’il appelle le dada, le goût des fortifications dans l’oncle Tobie, la manie des tirades oratoires et des systèmes philosophiques dans M. Shandy. Ce dada, à son gré, est comme une verrue, d’abord si petite qu’on l’aperçoit à peine, et seulement lorsqu’elle est sous un bon jour ; mais la voilà qui peu à peu grossit, se couvre de poils, rougit et bourgeonne tout alentour ; son propriétaire, qui en jouit et l’admire, la nourrit, jusqu’à ce qu’enfin elle se change en loupe énorme, et que le visage entier disparaisse sous l’excroissance parasite qui l’envahit. Personne n’a égalé Sterne dans l’histoire de ces hypertrophies humaines ; il pose le germe, l’alimente par degrés, il fait ramper alentour les filamens propagateurs, il montre les petites veines et les artérioles microscopiques qui s’abouchent dans son intérieur, il compte les palpitations du sang qui les traverse, il explique leurs changemens de couleur et leurs augmentations, de volume. L’observation psychologique atteint ici l’un de ses développemens extrêmes. Il faut un art bien avancé pour décrire, par-delà la régularité, l’exception ou la dégénérescence, et le roman anglais se complète ici en ajoutant à la peinture des formes la peinture des déformations.


V

Le moment approche où les mœurs épurées vont, en l’épurant, lui imprimer son caractère final. Des deux grandes tendances qui se sont manifestées par lui, la brutalité native et la réflexion intense, l’une a fini par vaincre l’autre ; la littérature, devenue sévère, chasse de la fiction les grossièretés de Smollett et les indécences de Sterne, et le roman tout moral, avant d’arriver dans les mains presque prudes de miss Burney, passe dans les honnêtes mains de Goldsmith. Son Ministre de Wakefield est a une idylle en prose, » un peu gâtée par des phrases trop bien écrites, mais au fond bourgeoise comme un tableau flamand. Regardez dans Terburg ou Miéris une femme qui fait son marché, un bourgmestre qui vide son long verre de bière ; les figures sont vulgaires, les naïvetés comiques, la marmite est à la place d’honneur ; pourtant ces bonnes gens sont si paisibles, si contens de leur petit bonheur régulier, qu’on leur porte envie. L’impression que laisse le livre de Goldsmith est à peu près celle-là. L’excellent docteur Primrose est un ecclésiastique de campagne dont toutes les aventures pendant longtemps consistent « à passer du lit bleu au lit brun. » Il a des cousins au quarantième degré qui viennent