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temps, le mari de la jeune voyageuse allait et venait, à la recherche d’un verre d’eau pour étancher la soif de sa blonde moitié. C’est ainsi que les Anglais en voyage gardent partout leur cachet distinctif.

Dans l’intérieur du café, des officiers en garnison à Aden, bravant la chaleur, jouaient une partie de billard, et sous la galerie, des passagers, venus comme moi par le navire, essayaient de combattre le climat brûlant de l’Arabie en s’abreuvant de boissons fraîches. Autour des voyageurs se tenaient debout quelques marchands israélites aux yeux ternes, à la figure blême et sale, les cheveux tombant sur la joue en une longue mèche frisée, et les vêtemens en lambeaux. Ils offraient à tout venant des plumes d’autruche de la plus belle blancheur, des turbans de mousseline pour garantir la tête des coups de soleil, des casques légers feutrés avec les fils de l’aloès, et que tous les Européens portent dans l’Inde. Quelques-uns présentaient des formes pittoresques, incroyables : on eût dit le casque de Romulus ou bien encore l’armet de Mambrin. Si quelque chose peut égaler l’étrangeté de ces coiffures, c’est le sérieux avec lequel les portent les Anglais.

J’eus, comme tous mes compagnons de voyage, à subir les importunités des marchands juifs, qui vinrent aussi m’entourer, et voulaient me contraindre au rôle d’acheteur. Celui-ci m’offrait une fine écharpe pour en orner mon chapeau en guise de turban ; celui-là me présentait un bonnet rond recouvert de plumes noires et d’un effet encore plus original que celui des casques indiens ; cet autre enfin essayait de me tenter par des bijoux en filigrane, que les Juifs d’Aden, rivaux de ceux de Gênes et de Venise, excellent à fabriquer. Je remis à un autre moment des achats qui ne m’inquiétaient guère, laissant un de mes voisins, un Parisien pour la première fois échappé de son nid, acheter au prix de quinze francs une plume d’autruche qui en valait bien cinq, et en orner victorieusement son chapeau. Pour moi, autant pour échapper aux fatigantes obsessions de ces Juifs que pour finir agréablement ma soirée, j’entrai dans le bazar de Cowasjee. Une forte odeur de bois de sandal y annonçait la qualité de quelques-uns des produits en vente. Tous ces précieux objets étaient artistement arrangés derrière des vitrines que le visiteur pouvait librement ouvrir. La compagnie était nombreuse, car deux vapeurs, celui de Suez et celui de l’Inde, venaient de déverser leurs passagers sur la plage de Steamer-Point. Le bazar était brillamment illuminé, et Cowasjee et les siens étaient rayonnans de joie. Ils n’en faisaient pas pour cela plus d’avances aux visiteurs, j’entends de ces avances indiscrètes dont les marchands d’autres pays n’accablent que trop souvent leurs pratiques. Cowasjee au contraire