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écrivain ne s’en soit encore emparé. Philosophiquement, elle est vraie : l’enfer n’est-il pas en effet le séjour de toute la partie anarchique de l’humanité ? Comment l’ordre y régnerait-il lorsqu’il n’est composé que d’habitans dont la révolte avouée ou secrète contre les lois morales a été l’unique ambition : conspirateurs contre la vérité, affiliés aux sociétés secrètes du vice et de la corruption, rebelles au bien et à l’ordre moral ? L’enfer semblerait devoir combler tous leurs souhaits, puisqu’ils ont obtenu la forme de gouvernement qu’ils convoitaient pour leurs âmes ; mais le châtiment qui pèse sur eux est encore une puissance morale ; ils le sentent, et leurs anciens instincts se réveillent en eux et y allument leurs vieilles passions anarchiques. Littérairement, cette idée est très féconde et pourrait donner lieu, selon la nature du génie de l’écrivain, à des scènes du comique le plus bouffon ou à des tableaux d’une horreur lugubre à la façon de Milton. Un seul écrivain moderne, Chateaubriand, a entrevu vaguement le parti qu’on pouvait en tirer. Plein des souvenirs de la révolution et des scènes tumultueuses de la convention, il a esquissé dans quelques pages des Martyrs la description d’une révolte de damnés qui se précipitent dans la salle où Satan tient son conseil comme les sans-culottes dans la convention au 31 mai ou au 1er prairial. La scène est bizarre et assez belle ; mais l’idée que nous signalons a été à peine effleurée, et elle reste entièrement vierge pour le rêveur qui saura s’en emparer.

Il y a des détails ingénieux dans les descriptions qu’Elis Wyn trace de l’enfer : par exemple ce marais, espèce de Léthé boueux où les démons plongent les âmes avant de les jeter dans le lieu de perdition, afin de les nettoyer et de les purifier de tous les atomes de bien qui auraient pu rester adhérens à leurs substances ; mais en général ces peintures brillent moins par leur nouveauté que par leur véhémence, qui est incroyable. Je recommanderais volontiers la lecture du Barde endormi à ceux qui doutent de la persistance des instincts de race et qui croient que l’on prononce de vains mots lorsqu’on parle de l’esprit de telle ou telle province, ou même de l’esprit de telle ou telle localité. Pour peu qu’il soit familier avec le caractère celtique, le lecteur retrouvera sans trop de peine dans ce livre, sous le masque anglican et sectaire qui les recouvre, tous les traits de ce caractère, principalement cette véhémence fébrile et cette violence quasi féminine, ce lyrisme tout moral, si moral qu’il en est incolore et presque abstrait, cette indigence de fleurs et d’images qui distinguent les vieux poèmes bardiques des Bretons-Gallois. Les formes sont changées, la substance est la même, et le ministre gallois du XVIIIe siècle flagelle les damnés avec la même rage fébrile qui pousse le barde du Ve siècle à piétiner les cadavres