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bruit, à la célébrité, même la plus éphémère, et où est le nom qui se refuserait au retentissement ? Or voilà un génie incontestable, dont les accens ont remué une nation dans ses profondeurs les plus vives, un écrivain acclamé par tout un peuple, et qui se refusa pourtant toute sa vie à des hommages si sincèrement décernés, ne se laissa jamais arracher, même par les amis les plus intimes, l’aveu de ce qui faisait sa gloire, et garda jusqu’au bout une attitude de renoncement et d’abnégation. Encore une fois, tout cela n’est-il pas fait pour surprendre au milieu d’un siècle si porté à l’infatuation personnelle, si avide de succès, si âpre aux jouissances de la vanité ? L’étonnement devient de l’émotion quand on sait vaguement que cet acte de renoncement obstiné fut en même temps un acte d’expiation douloureuse, que, par ce silence constamment gardé sur lui-même, l’auteur implorait en quelque sorte le silence sur un autre, et que ce fut là un fils qui immolait généreusement sa mémoire pour racheter celle d’un père coupable.

La réserve est un devoir à l’égard d’un homme qui voulut se cacher toute sa vie. Essayons pourtant de raviver cette figure par quelques-uns de ces traits généraux et pour ainsi dire impersonnels dont il se servait lui-même en retraçant certains héros de ses drames. Il ne leur assignait pas de date précise et ne leur donnait pas de nom de famille : c’étaient plutôt des symboles que des personnages. Le représenter ainsi lui-même, c’est peindre moins un portrait qu’un type. Qu’on se figure donc un homme d’une grande fortune et d’une famille ancienne, alliée même à des maisons régnantes, un homme qui comptait parmi ses ancêtres les chefs à jamais vénérés d’une guerre nationale, qui put même être longtemps fier d’un père cher à la nation et illustré dans les grandes batailles de l’empire. Un jour vint où ce père, intrépide devant le feu, se montra pusillanime dans la vie civile et dévia de la route que lui traçait le devoir, tel au moins que le comprenait alors la nation. Ce ne fut pas là une trahison, et encore moins lui doit-on assigner un intérêt sordide pour mobile : ce ne fut que la défaillance d’un caractère faible et dont la vanité avait donné prise aux séductions habiles des dominateurs ; mais l’indignation publique n’en fut pas moins grande, elle rejaillit jusque sur le fils, à peine âgé de seize ans, qui reçut alors un de ces outrages sanglans dont rien ne peut consoler l’homme d’honneur et le gentilhomme. Ce ne furent là cependant que les commencemens d’épreuves plus rudes encore : trois ans plus tard, le fils infortuné devait retrouver dans son père un parjure et un transfuge. Un homme accablé par les malédictions du pays et par les honneurs que déversait sur lui l’oppresseur triomphant d’une révolution.